LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR HENRI ISSELIN

L'EXPLOITATION DU SUCCÈS

10 septembre

 

Pour la première fois depuis bien longtemps le lever du jour montre un ciel gris, couvert de nuages. Il fait presque froid et la pluie tombe par intermittence. Tous ceux qui, au cours des journées précédentes, ont peiné sous un soleil écrasant et dans un air étouffant, accueillent sans déplaisir ce temps maussade. Cette aube triste, c'est celle de la victoire.

La victoire ! Personne, du côté français ne soupçonne qu'elle soit enfin acquise. " Après cinq jours et cinq nuits de lutte, décimés, harassés, affamés, écrit un officier, nous nous sommes couchés sur la terre nue, n'ayant plus au fond de nos âmes que la résolution de nous faire tuer. " Gallieni, lui-même, est bien éloigné de croire à un succès prochain. Alerté par le combat de Nanteuil-le-Haudouin, il craint que la 6e armée ne fléchisse sous les coups de von Kluck. Alors que depuis plusieurs heures celui-ci se retire vers le nord, le gouverneur de Paris se préoccupe encore d'améliorer les défenses de la capitale et consacre la matinée à inspecter les travaux des secteurs situés au nord et à l'est du camp retranché. A Dugny, il met en garde l'amiral Ronar'ch, qui commande une brigade de fusiliers marins; un repli de la 6e armée est vraisemblable et c'est à ses marins qu'il appartiendra de contenir l'ennemi.

Joffre marque moins d'inquiétude mais il reste persuadé que de sévères combats vont s'engager entre l'armée de von Kluck d'une part, la 6e armée et les Britanniques d'autre part. Comment soupçonnerait-il que l'intervention d'un " envoyé du destin " a infléchi les événements ?

A 2 kilomètres de Nanteuil-le-Haudouin, les artilleurs du 44e qui, le jour précédent, ont dispersé les fantassins de Lepel, se tiennent en alerte depuis le matin, attendant à tout moment une action de l'artillerie ennemie, action que le combat d'hier soir rend inévitable. Mais, en face, ni coups de canon, ni coups de fusil n'ont été tirés depuis la veille. Un calme incroyable règne sur la campagne. " On est surpris... on se méfie. " On attend.

En fin de matinée, un bataillon d'infanterie passe près des artilleurs. Les hommes marchent avec un entrain remarquable. Leur chef, un lieutenant-colonel, reconnaît le commandant du groupe et échange quelques mots avec lui :

" Qu'est-ce que vous faites donc là avec votre groupe ? - Vous voyez, nous surveillons la route de Nanteuil.

- Alors vous ne savez pas ? - Non, quoi ?

- L'ennemi a foutu le camp pendant la nuit. "

La nouvelle est incroyable mais exacte. Les Allemands ont disparu. Sur tout le front de l'Ourcq, un silence étonnant s'est établi. Le groupement des batteries allemandes du plateau de Trocy ne tire plus. Un peu partout, dans ces villages où l'on s'est battu depuis plusieurs jours avec tant d'acharnement, l'ennemi s'est évanoui. Les soldats de la 6e armée qui, au soir du 9, craignaient d'être balayés le lendemain, se retrouvent brusquement vainqueurs. La bataille est terminée.

C'est une surprise générale ! Le dénouement est intervenu de façon si soudaine et si imprévue que les troupes françaises se trouvent déconcertées par la disparition d'un adversaire qui, la veille, avait fait preuve d'une sérieuse agressivité.

Cette dérobade laisse les chefs d'unités stupéfaits, puis méfiants. Les Allemands ne vont-ils pas rééditer le coup de Morhange-Sarrebourg et feindre une retraite pour attirer les Français dans un piège ? On n'avancera donc que très prudemment. Alors que les troupes de von Kluck ont commencé à se retirer dans l'après-midi du 9 septembre, c'est seulement dans le milieu de la journée du 10 que l'armée Maunoury va se mettre en route. Progression hésitante que la pluie va encore contribuer à ralentir.

 

Von Kluck avait pu, on le voit, " décrocher " très aisément,

remettre de l'ordre dans ses unités enchevêtrées et se retirer vers le nord sans être inquiété. Durant toute la nuit, les habitants du village d'Ancienville, situé au nord-est de La Ferté-Milon, ont entendu défiler fantassins, cavaliers et artilleurs allemands. Ce bruit leur est devenu familier mais, cette fois, l'ennemi se déplace en direction inverse de celle qu'il a suivie jusqu'alors. Au matin du 10, le doute n'est plus possible : les Allemands battent en retraite !

Vers 9 heures, une voiture militaire entre dans la cour du château d'Ancienville. Un officier allemand en descend et se présente à la châtelaine, la respectable Mademoiselle de Maucroix. Parlant un français irréprochable, il annonce l'arrivée imminente d'un personnage important. L'officier, qui enseigne le français dans une université allemande, affecte une politesse raffinée.

Effectivement, quelques instants plus tard, un groupe de plusieurs voitures vient se ranger devant le château. De la première automobile descend un général de haute taille, à la mine sévère. Tous les Allemands s'immobilisent dans un garde-à-vous rigide. " C'est Son Excellence le général en chef ", murmure le " professeur " à l'oreille de la châtelaine.

Von Kluck, car c'est lui, arbore " un air sombre et préoccupé ", ce que l'on comprend assez bien. Il manifeste le désir de faire sa toilette. On le conduit dans une chambre du château.

Pendant que le général procède à ses ablutions, le " cuisinier de Son Excellence " et ses adjoints s'affairent autour des fourneaux. Ils doivent servir à midi fort exactement, un déjeuner de quarante-deux couverts.

Un peu avant 10 heures, von Kluck réapparaît. Mademoiselle de Maucroix, qui guettait sa sortie, n'hésite pas à aborder au passage l'impressionnant chef de la Ire année ; en termes pressants, elle lui demande de mettre fin aux incendies allumés par ses soldats; quelques jours plus tôt, un convoi s'était arrêté et " sans motif précis, pour rien, pour le plaisir ", les cavaliers de l'escorte ont incendié trois maisons. Von Kluck répond évasivement : " Il s'agit de représailles motivées par l'attitude combative des habitants. -- Combatifs, les habitants ! proteste Mademoiselle de Maucroix, mais il n'y a pas une arme dans nos villages et il n'y reste plus que des vieillards, des enfants et des femmes. " Impatienté, von Kluck qui a; on s'en doute, d'autres sujets de préoccupations, écarte la requérante, demande sa voiture, ordonne qu'on serve le déjeuner une heure plus tôt et s'éloigne.

A onze heures, il est de retour et le repas commence. Mais voici qu'une estafette arrive. Von Kluck prend connaissance du message; il s'assombrit, repousse son assiette et se lève.

Tous les assistants en font autant. Il faut renoncer au repas soigneusement préparé. " Sollicités, certes, par la faim " mais plus encore par la nécessité de déguerpir, les convives, frustrés, se saisissent de tranches de pain et de jambon et, en courant, regagnent les voitures qui démarrent et disparaissent.

Les alarmes de von Kluck reflétaient les répercussions d'un raid effectué sur les arrières de son armée par la 5e division de cavalerie au cours des 8, g et Io septembre; ce raid, utilisant le couvert des forêts qui entourent Villers-Cotterêts, avait provoqué une vive inquiétude chez l'ennemi où l'on craignait d'être tourné.

Mademoiselle de Maucroix s'était retirée dans sa chambre. N'entendant plus aucun bruit, elle sort; le château est vide. Excellence, officiers, cuisinier, tout le monde a disparu. Les déjeuners inachevés vont figurer parmi les manifestations les plus tangibles et les plus symboliques de la retraite allemande.

 

Le capitaine Spears qui se déplace avec l'Etat-Major de la 5e armée découvre, lui aussi, dans un château de la Brie, les reliefs d'un repas interrompu. L'examen de la table permet de reconstituer la scène. L'arrivée d'un obus français sur le bâtiment a, de toute évidence, donné le signal du départ. Servi le premier, le général a terminé son déjeuner; à côté de son assiette, une tasse vide en témoigne ainsi que la présence de cendres de cigare dans la saucière. A la place voisine qui a dû être occupée par le chef d'Etat-Major, le café est resté dans la tasse. Quelques minutes de retard sur son chef n'ont pas permis à l'adjoint de terminer. Et ainsi depuis la place d'honneur jusqu'au bout de la table, on peut déterminer le grade de l'occupant par l'état d'avancement du service. A l'extrémité, une assiette de potage encore pleine, devait être celle du plus jeune sous-lieutenant.

 

Nous avons laissé von Hentsch la veille au soir au P.C. de von Hausen. Avant de regagner Luxembourg, le lieutenant-colonel a jugé indispensable de passer au P.C. des armées de Lorraine, les armées des " Princes ". Celles-ci devant subir inévitablement le contrecoup du retrait de l'aile droite, il est nécessaire de les avertir. Or, voici qu'au cours de l'attaque de nuit, les troupes du Kronprinz ont progressé quelque peu sans d'ailleurs ébranler sérieusement le front du général Sarrail.

Ce succès si restreint qu'il soit, a donné à l'héritier des Hohenzollern une grande satisfaction. Il en résulte que von Hentsch et ses consignes de repli sont fort mal reçus. Ayant conseillé un retrait " immédiat " et insisté pour qu'il soit entrepris sans tarder, le malheureux lieutenant-colonel se fait vertement rabrouer.

" Avez-vous un mandat écrit fixant vos pouvoirs ? demande sèchement le Kronprinz. - Non ! " doit répondre von Hentsch. Dans ces conditions, les directives données par le lieutenant-colonel seront considérées comme nulles. Von Hentsch n'a plus qu'à se retirer et prendre la route de Luxembourg où il arrivera au début de l'après-midi.

Immédiatement introduit auprès de von Moltke, le lieutenant-colonel fait, en présence de Tappen et von Dommes, un exposé précis, " froid et calme " de sa mission. Il termine en affirmant que les dispositions prises à l'aile droite doivent permettre aux Ire, IIe et IIIe armées d'effectuer leur mouvement rétrograde sans difficultés sérieuses, en raison de la fatigue de l'ennemi et de la faiblesse avec laquelle il conduit son action offensive.

Le chef d'Etat-Major impérial qui, depuis deux jours était en proie au pessimisme le plus profond, est tout surpris d'entendre la description d'une situation grave certes, mais non désespérée. " Dieu soit loué, s'écrie-t-il, l'affaire se présente beaucoup mieux que je ne le pensais ! " C'est donc avec un réel soulagement qu'il écoute la fin du récit de von Hentsch. Celui-ci estime d'ailleurs qu'il est du devoir de son chef de se rendre lui-même sur le front pour confirmer les dispositions prises, les modifier s'il le juge utile et enfin notifier sa décision aux " princes "; ceux-ci doivent-ils se replier ou peuvent-ils se maintenir ?

Cette visite, tous les adjoints de Moltke en approuvent l'idée; le chef d'Etat-Major impérial se range à l'avis général et déclare qu'il partira le lendemain matin. Quelques instants plus tard, il signe un ordre de repli quasi général qui est transmis aux armées à 17 h 55 : " Sa Majesté ordonne... la IIe armée se retirera derrière la Vesle et son chef donnera ses directives à la Ire armée placée à nouveau sous l'autorité de von Bülow. "

Les IIIe et IVe armées se replieront également sur des positions qu'on leur définit. Quant à la Ve armée, elle " restera sur ses positions conquises "; l'expression comporte en elle-même un sens élogieux destiné à calmer l'irritation du Kronprinz et à lui faire accepter les mesures décidées. En bref, le front allemand va pivoter vers le nord autour d'un point fixe, la Ve armée. L'ordre général s'achève par une note d'espoir puisqu'il annonce la prochaine entrée en ligne d'une grande unité, retenue jusqu'alors par le siège de Maubeuge. Cette place venant de capituler, la VIIe armée arrive à marches forcées pour fermer la brèche.

Rasséréné, Moltke envisage maintenant l'avenir avec une certaine confiance : les deux armées de l'aile droite vont se ressouder; le mouvement rétrograde n'aura qu'une ampleur limitée et l'arrivée de la VIIe armée permettra de reprendre l'offensive.

Placé ainsi et une fois encore sous les ordres de son voisin qu'il méprise et qu'il rend responsable de la retraite, von Kluck est condamné à boire le calice jusqu'à la lie. Von Bülow entend d'ailleurs marquer immédiatement son autorité. Il interpelle par radio son nouveau subordonné : " Où se trouve votre armée ? Quelles forces ennemies se trouvent en face de vous ? Quand pourrez-vous reprendre l'offensive ? " Le télégramme se termine par une injonction des plus sèches : " Réponse immédiate. "

On imagine assez bien la fureur de von Kluck qui marque son dépit en ne répondant qu'après plusieurs heures : " La Ire armée s'est retirée jusqu'au nord des forêts de Villers-Cotterêts. Aucun renseignement sur l'ennemi à l'ouest de l'Ourcq inférieur. Jusqu'à présent, l'ennemi débouche de Château-Thierry. " Ces renseignements assez vagues sont suivis d'un aveu et d'une remarque amère dont Bülow pourra faire son profit : " Mon armée est fortement épuisée et mise en désordre par ces cinq jours de combat ininterrompus et par la retraite qui m'a été imposée. " Von Kluck conclut : il ne pourra reprendre l'offensive " que le 12 au plus tôt ".

 

Malgré le froid, la fatigue et la pluie, les soldats de Foch se sont mis en route avant même le lever du jour et, un peu avant 7 heures du matin, la 52e division de réserve a fait son entrée dans Fère-Champenoise. " Pillée de fond en comble ", la petite ville offre un aspect lamentable. Les soldats du général Battesti avancent dans les rues jonchées de cadavres et aussi de milliers de bouteilles brisées; on découvre dans les maisons de nombreux blessés appartenant aux unités de la Garde ; d'autres soldats allemands sont indemnes mais... ivre-morts. Partout des monceaux d'objets ou de linge que les pillards ont dû abandonner. Il règne dans toute la ville une odeur douceâtre, écœurante, celle du champagne répandu sur le sol et des corps en décomposition.

Sur le front des 5e et 9e armées, on découvrira aussi de nombreuses traces laissées par les emprunts faits aux caves de Champagne. Un médecin militaire a remarqué " sur l'herbe, sur la terre labourée, sur le bord de la route, comme en forêt, partout des bouteilles de champagne vides..., on ne peut faire un pas sans en trouver ", et il ajoute : " La figure déjà noircie et le boursouflement des cadavres allemands permettent de supposer non seulement que ces troupes devaient être surmenées et fatiguées, mais peut-être aussi alcoolisées à l'excès. "

L'ennemi se retire; il faut précipiter sa fuite. " Des jambes ! crie Foch aux soldats de la division marocaine. Il ne faut plus que des jambes maintenant ! L'ennemi s'en va... Il faut marcher plus vite que lui ! "

Peut-on attendre des fantassins fatigués par cinq jours de combats ininterrompus qu'ils progressent très vite ? C'est à la cavalerie, semble-t-il, qu'il revient de se lancer à la poursuite de l'ennemi. Précisément, la 9e division de cavalerie qui flanque l'aile droite de la 9e armée et qui a été fort peu engagée au cours des journées précédentes, paraît tout indiquée pour entrer en action et talonner l'ennemi. Malheureusement, bien que les cavaliers aient peu combattu, une fois de plus les chevaux sont " fourbus ". La 9e D. C. s'est cependant ébranlée mais après une marche de quelques heures, les cavaliers se sont mis au repos vers 11 heures, aux environs de Poivres. Or, voici qu'arrive le lieutenant-colonel Weygand, dépêché par Foch pour inviter la 9e D.C. à manifester un peu plus d'agressivité. Weygand trouve son chef, le général de l'Espée " assis au pied d'un arbre, déjeunant d'une boîte de conserve et de quelques biscuits ". Aux exhortations de Weygand, le général répond " plaintivement " : " Mon pauvre ami, je n'en peux plus ! " On n'a pas aussi vite raison du chef d'Etat-Major de Foch. Invoquant l'autorité de celui-ci, Weygand n'hésite pas à exprimer, sous des formes déférentes, une désapprobation qui ressemble fort à un blâme. Dûment stimulé, le général se résigne. " Eh bien, soit ! dites au général Foch que le général de l'Espée poursuivra de toute la vitesse dont ses chevaux sont capables, c'est-à-dire : au pas ! "

Une heure plus tard, la cavalerie se met en marche effectivement et parcourt une dizaine de kilomètres. On attaque le village de Sommesous. L'adversaire " cède " et se retire sans être inquiété. Ce sera tout pour ce jour-là.

 

Au G. Q. G. de Châtillon-sur-Seine, tous les officiers suivent avec attention le déroulement de la bataille. Joffre, qui avait craint des heures difficiles pour la 6e armée, reçoit vers midi des messages lui apprenant que von Kluck a abandonné le champ de bataille de l'Ourcq et que les Anglais progressent vers le nord. Le doute n'est plus possible : sur toute la partie occidentale du front, l'ennemi a rompu le combat. Il faut tout de suite exploiter le succès, ne pas laisser aux Allemands le loisir de se ressaisir.

Le soir même part du G.Q.G. une série d'ordres signés du général en chef. Maunoury et French doivent pousser vers le nord, cependant que le corps de cavalerie Bridoux, à l'extrême gauche, reçoit pour mission " d'inquiéter " la retraite de von Kluck.

La 5e armée se dirigera vers Reims en se réservant toutefois d'agir face à l'est contre les colonnes allemandes qui se trouvent devant le général Foch. Celui-ci " poursuivra " l'ennemi droit devant lui. Le général de Langle est invité à attaquer vigoureusement. Quant au général Sarrail, on lui demande seulement de " tenir et de durer ".

En fin de journée les informations reçues sont favorables et Joffre acquiert l'assurance que la victoire est enfin une réalité. Cette certitude, il l'exprime dans un télégramme qu'il adresse à Millerand : " J'ai tenu à rester très sobre de nouvelles, dit-il, avant d'avoir obtenu, de façon sûre, des résultats indiscutables. Aujourd'hui, je puis vous les annoncer. " Et le général décrit en quelques mots la résistance de la 6e armée, l'avance des autres unités, la solidité de notre aile droite et la dérobade des adversaires. Informé de ces nouvelles excellentes, le Président de la République, Poincaré, téléphone joyeusement à Millerand et suggère l'envoi d'une lettre de félicitations aux armées. " On verra demain au Conseil ! " répond prudemment le ministre.

Au P.C. de la 9e armée, dans l'exaltation et la joie d'une victoire qui succède brusquement à des journées de tension épuisantes, les officiers de l'Etat-Major de Foch proposent qu'on " sable " le champagne. " Non, il y a trop de morts ! " déclare le général. Lui-même n'a pas reçu de nouvelles de son propre fils; l'aspirant Foch a été tué quelques jours plus tôt. quand le général l'apprendra, il s'enfermera une heure dans son bureau, seul. Puis, revenu parmi ses collaborateurs, il arrêtera net toute expression de sympathie.

Oui, il y a beaucoup de morts ! Comme la mer qui se retire laisse une marge d'écume sur le rivage qu'elle abandonne, le flot allemand aura, lui aussi, marqué son avance d'un funèbre jalonnement : taches grises des morts allemands qui se fondent dans le décor des champs et des bois, sur lequel éclate, au contraire, la floraison bleue et rouge des soldats français.

Un combattant qui tombe dans le fracas de la bataille, c'est tragique, certes, mais les circonstances, la tradition et la littérature épique entourent cette fin d'une auréole de gloire.

" Mourir pour son pays est un si digne sort Qu'on briguerait en foule une si belle mort. "

Mais vingt-quatre heures plus tard - vingt-quatre heures d'un été chaud - le corps d'un soldat tué n'offre plus rien qui soit de nature à susciter des sentiments exaltants mais seulement une profonde pitié. C'est un aspect des batailles sur lequel les récits ne s'étendent pas volontiers et c'est sans doute pourquoi la guerre ne présente pas, pour ceux qui ne l'ont pas vécue, son véritable et repoussant visage. Ce visage, les combattants français vont le découvrir.

Dans la nuit du 9 septembre, à Mondement, dès la reprise du château, des brancardiers avaient parcouru les abords du bâtiment pour relever les blessés. Au milieu de l'obscurité, la lueur des lanternes avait fait surgir de l'ombre d'atroces visions : " Visages terreux, noirs de poudre ou d'une pâleur de cire, les yeux sortis des orbites, mâchoires grimaçant un rictus horrible mais encore crispées dans une suprême convulsion..., les corps mutilés gisent partout. Et il faut les toucher pour savoir s'ils sont morts. "

Dans le château même où l'on a apporté les blessés, "le sang coule sur le parquet, les tapis. Un grand gaillard tout blond, de la garde prussienne... râle, couché dans la galerie des tableaux. Son souffle puissant et saccadé emplit le couloir ". L'homme va mourir mais le major " applique tout de même un pansement sur la poitrine trouée ".

A côté de lui, un autre Allemand vient de rendre le dernier soupir. C'est un Hanovrien du 164 e. " Sur son corps encore chaud, on a posé son casque noir " que décore un aigle doré et sur lequel on peut lire " Waterloo ". Les corps du commandant de Beaufort et du capitaine de Montesquieu ont été relevés. " Le commandant... a la figure souriante ; il n'est nullement défiguré; un peu de sang souille son arcade sourcilière droite. La balle a déchiré le képi rouge à quatre galons dorés. " Au dehors, " la nuit est froide, pluvieuse. Par bouffées, le vent apporte l'odeur écœurante des corps en putréfaction... "

 

Informé de la retraite des Allemands, les artilleurs du 44e régiment ont quitté leur position pour descendre vers Nanteuil-le-Haudouin. La route qu'ils empruntent traverse ces champs mêmes où, la veille, ils ont foudroyé littéralement l'infanterie de la brigade Lepel. De la route de Paris à la ligne de chemin de fer, entre les touffes vertes des betteraves et aussi loin qu'on peut voir, s'allongent les uniformes gris des soldats allemands. Des territoriaux s'emploient à les ramasser et à les enterrer pendant qu'un sous-lieutenant du génie, carnet en main, les compte avec un soin de comptable. Un servant du 44e s'est arrêté et, silencieusement, regarde la scène : " C est vous les artilleurs qui avez fait ce travail-là ? lui crie l'officier. J'en ai déjà compté dix-sept cents ! Et je n'ai pas fini! " Et il ajoute avec une satisfaction indéniable : " Ça va faire plus de deux mille ! " Le ton de satisfaction est sensible, mais hier, ces Allemands, eux, se souciaient-ils de sentiments humanitaires quand ils avançaient vers la capitale, obsédés par des visions de pillage ?

Cependant ces ennemis ne sont plus que des cadavres aux chairs déjà verdies. La peau se tend sur des visages ou les yeux creux et les dents découvertes composent le masque affreux de la mort. Là, plusieurs Allemands sont tombés en tas. L'un d'eux, qui n'a pas été tué sur le coup, a tenté de se dégager des corps sous lesquels il s'est trouvé enseveli. Son buste émerge et son agonie a dû être longue. " Arc-bouté sur un coude, la bouche grande ouverte et hurlante, il a expire en tendant son poing noueux, énorme " vers ces collines d'où la mort est venue.

Et partout des corps étendus sur le sol ou couchés sur le dos, figés dans une dernière crispation et sur lesquels le sang, déjà séché, dessine d'énormes taches presque noires.

Le ciel sombre où courent des nuages bas ajoute une note de désespérance à cette scène macabre. Immobile, l'artilleur contemple ce charnier, en proie à des sentiments bien éloignés de l'assurance assez désinvolte que Napoléon avait exprimée, certain soir, devant un tel spectacle. Hier, ce soldat avait haï, les fantassins qui foulaient le sol de l'Ile-de-France; aujourd'hui devant les corps au bord de la décomposition, il " éprouve comme un trouble inexprimable ". Il s'éloigne à pas lents, plongé dans ses réflexions et bute contre un obstacle. Au " contact mou ", il devine un nouveau cadavre qu'il n'ose regarder. Sans doute l'accoutumance lui fait-elle défaut ? Peut-être lui sera-t-elle venue quand il tombera à son tour, un an plus tard.

Il rejoint sa batterie qui se met en route vers le nord et roule à travers champs en suivant une sorte de chemin qu'a tracé la batterie qui précède. " Au bord, un Allemand est étendu. Des attelages l'ont frôlé. Si l'on n'y prenait garde, on écraserait ses pieds. Son visage est encore d'un jaune céruléen. Le masque rude et grave de cet ennemi a une virile beauté. "

Au passage, un autre artilleur a regardé, lui aussi, le cadavre avec attention. Il reste quelques secondes silencieux puis hausse les épaules et murmure : " Pauvre bougre ! " et son voisin déjà remué par le spectacle de tout à l'heure, répond : " Ma foi, oui ! " Mais le conducteur de derrière, qui a laissé chez lui femme et enfants et qui se demande comment cette famille mange, se retourne en selle, et grogne : " Un sale cochon ! "

" Le temps s'embrume, a noté encore l'artilleur. La campagne où traînent toujours çà et là des effets, des armes et des cadavres, monotone et terne sous le ciel gris, nous enveloppe d'une tristesse qui va jusqu'à l'angoisse. Il faut se répéter : c'est la victoire, c'est la victoire, pour sentir la joie pourtant si profonde de savoir la Patrie sauvée. "

Ce soir-là, à l'étape, un conducteur de la même batterie mène à l'abreuvoir les chevaux de sa pièce; plutôt que de suivre le chemin qui conduit à la ferme voisine, il décide de couper à travers champs dans l'espoir de trouver " des pommes de terre, des betteraves rouges ou, peut-être, des oignons; le cuisinier de la batterie pourrait ainsi améliorer un ordinaire qui laisse rudement à désirer ".

Notre artilleur ne trouvera ni oignons, ni pommes de terre, mais il découvre sur la pente d'un champ, " sur du blé en javelles, des fantassins étendus. On aperçoit de très loin leurs culottes rouges... Dans la vallée, des cadavres allemands à peine visibles. Les adversaires sont tombés presque côte à côte... Les armes et les sacs des morts ont été enlevés. On a déboutonné capotes, vestes et chemises pour prendre les médailles. La musculature du cou, celle de la poitrine ont été mises à nu, les orbites des yeux ont déjà verdi... Un petit sergent, tombé à la renverse sur des gerbes qui lui font un oreiller, lève son bras droit. Les doigts crispés de sa main, semblent, en l'air, une serre douloureuse. Sur sa manche la baguette d'or brille au soleil ".

Pour exemplaire que soit la fin de Péguy et celle de ses compagnons, elle ne peut empêcher qu'on ressente, une fois encore, l'amertume poignante qu'a laissée dans nos esprits le souvenir des hécatombes d'août et de septembre 1914.

Une doctrine néfaste, de généreuses impulsions, le goût du panache qui conduisit autrefois aux folies de Crécy, de Fontenoy, de Reichshoffen et, enfin, les méthodes de combat dangereusement inefficaces ont creusé dans l'infanterie française des vides irréparables. Et aussi, ce code de l'honneur rigoureux bien qu'informulé, qui exigeait qu'un officier négligeât de s'abriter et s'exposât ostensiblement au feu de l'ennemi; cette témérité a couché et pour toujours, sur le champ de bataille, des chefs qui feront cruellement défaut dans les combats futurs.

Certes, la bravoure est une vertu assez peu courante et devant elle toute critique doit baisser le ton. D'ailleurs, on ne peut nier que sans le souffle patriotique qui animait les officiers et les soldats de 1914., la retraite eût été une déroute et la reprise de l'offensive une opération impossible. Mais la victoire aura été payée d'un prix très lourd.

Après la bataille de la Marne, le commandement français et les combattants eux-mêmes reconnaîtront leurs erreurs ; ils auront compris cette vérité élémentaire : " le feu tue ". Les officiers admettront aussi que mourir héroïquement ne constitue pas une bonne méthode pour gagner une guerre; il vaut mieux détruire l'ennemi et survivre. Ils reconnaîtront que le vrai courage n'est pas incompatible avec l'habileté et " qu'il consiste surtout à conserver son sang-froid ainsi que le jeu libre du cerveau et de la volonté ". C'est pourquoi dans la suite des combats, la bravoure adoptera un autre style; en août et septembre 1914, le héros se caractérise par un comportement personnel quelque peu théâtral; par le geste, la parole, l'attitude, le héros se désigne ostensiblement aux yeux du petit groupe d'hommes qui l'entoure. Malheureusement, dans l'immensité du champ de bataille, l'acte individuel n'a plus qu'un faible pouvoir; sans être inefficace certes, il a perdu le caractère déterminant qu'il avait autrefois lorsque Jeanne d'Arc, Du Guesclin ou Bayard, marchant à la tête de leurs troupes, arrachaient le succès par leur action personnelle. Aussi, et c'est un survivant qui en témoignera, l'héroïsme se fera, dorénavant, a plus humble, plus interne, plus obscur ". Il abandonnera toute manifestation spectaculaire et tendra vers l'efficacité au détriment du " geste ". En Champagne, à Verdun, au Chemin des Dames, le soldat français montrera un courage admirable mais il n'y aura plus de charges, drapeau au vent, clairons sonnants, comme en virent les champs de bataille de Villeroy, le plateau de Barcy et le château de Mondement.

Foch était entré ce soir-là à Fère-Champenoise. Il n'allait pas y connaître ces soirs épiques où dans l'éclat du soleil couchant on apporte des brassées de drapeaux devant le perron d'un château où se tient le général victorieux. Les Allemands avaient, on l'a dit, laissé la ville dans un triste état. " Ça empestait, dira Foch plus tard, mais on était rudement content. " Pour passer la nuit, le général et son adjoint Weygand doivent se contenter d'un " recoin " de l'hôtel de ville; des matelas, " d'affreux matelas ", ont été jetés sur le plancher. Au-dessus, un escalier de bois que des gens montent et descendent sans arrêt en faisant un vacarme épouvantable. Rendu difficile par le bruit et l'inconfort, le sommeil des vainqueurs sera interrompu à deux reprises. Une première fois, on apprend à Foch qu'il vient d'être fait grand officier de la Légion d'Honneur. La nouvelle est flatteuse mais elle n'avait pas un caractère d'urgence et l'envoyé se fait rabrouer. " Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse en ce moment ? Laissez-moi dormir ! " grommelle le général qui s'enroule à nouveau dans sa capote. A 3 heures du matin, nouveau réveil. Joffre fait porter des cigares. Intention touchante certes et par laquelle le général en chef entend exprimer de façon très personnelle sa satisfaction. Foch aime effectivement les cigares, mais pas au point d'en fumer en pleine nuit. " Mettez-les sur la cheminée ! " dit-il d'un ton assez sec. On apporte enfin des couvertures qui, elles, sont accueillies avec empressement car le froid est vif.

 

11 septembre

 

Luxembourg, 4 heures du matin. Il fait encore nuit. Sous une pluie froide, un groupe d'automobiles militaires quitte la ville en direction de la France. Les véhicules portent les fanions du commandement le plus élevé de l'armée allemande, ceux de la Direction Suprême. Von Moltke a pris place dans l'une des voitures, ses adjoints immédiats, Tappen et von Dommes l'accompagnent. Un silence pesant s'établit entre les passagers. L'euphorie qui s'était emparée de von Moltke au retour de von Hentsch s'est très vite dissipée; dans la soirée étaient arrivées de mauvaises nouvelles : le mouvement des Ire et IIe armées ne s'exécutait pas comme von Hentsch l'avait prescrit ; von Kluck ne se rapprochait pas de von Bülow et les Franco-Britanniques allaient s'insinuer dans l'intervalle des deux armées, rendant impossible la soudure du front allemand; quant à la VIIe armée, retardée par des incidents divers, elle n'entrerait pas en ligne dans les conditions prévues; enfin les affaires du front oriental allaient médiocrement et Hindenburg réclamait des renforts.

C'est donc un homme morne, abattu et mortellement inquiet qui, cahoté sur les routes détrempées par la pluie, se dirige vers le front. Qu'importe d'ailleurs ? Les jeux sont faits et l'heure est passée où l'intervention personnelle du chef d'Etat-Major impérial aurait pu infléchir le cours des événements.

Von Moltke et ses deux adjoints se présentent d'abord à Varennes, au quartier général du Kronprinz. Le fils aîné du Kaiser affiche une vive satisfaction - excessive à coup sûr - de la dernière attaque de nuit menée par ses troupes; cet optimisme ne trouve aucun écho auprès de Moltke. Celui-ci apparaît au prince impérial comme un " homme brisé " qui fait des efforts surhumains pour " retenir ses larmes ". Le Kronprinz accueille fort mal les directives de temporisation qui lui sont données. Il n'entend pas y souscrire et veut exploiter son succès. Moltke s'obstine, le ton monte, les interlocuteurs s'échauffent. Cette résistance imprévue semble avoir tiré Moltke de son abattement. Devenant tout à coup autoritaire, le chef d'Etat-Major impérial déclare maintenir sa décision et intime au Kronprinz l'ordre formel de cesser toute opération offensive. Puis il quitte Varennes pour continuer son voyage et visiter les quartiers généraux des IIIe et IVe armées.

En fait, les assauts déclenchés par le Kronprinz, dans la nuit du 10 au II septembre, ont marqué le dernier effort de l'ennemi. Désormais, sur tout le front, c'est le reflux. Le flot allemand se retire.

Durant toute cette journée, sous la pluie presque incessante, Moltke et ses deux adjoints poursuivent leur " tournée ". De Varennes ils gagnent Suippes, poste de commandement de von Hausen, lequel est alité en proie à la dysenterie ou au typhus. Le front de la IIIe armée ne paraît pas plus solide que la santé de son chef et l'impression générale est pénible. De Suippes, on se dirige vers Reims où von Bülow s'est provisoirement établi. A l'issue d'une discussion prolongée, il est convenu que les Ire et IIe armées devront se tenir sur une " stricte défensive " et que le colonel von Dommes ira confirmer au Kronprinz l'ordre de se maintenir sur place.

Moltke n'ira pas voir von Kluck, bien que les possibilités de rétablissement soient cependant liées aux mouvements de la Ire armée. On a expliqué ce renoncement par un souci de correction vis-à-vis de von Bülow auquel la Ire armée est de nouveau rattachée. Un respect de l'étiquette aussi rigoureux semble en vérité quelque peu excessif en de telles circonstances ! Il est plus probable que Moltke ne souhaitait pas affronter une explication avec le chef de la Ire armée dont l'amertume de la défaite devait exacerber l'habituelle rudesse ! Moltke remet aussi à von Bülow le commandement de cette VIIe armée dont l'arrivée est attendue. S'étant ainsi débarrassé des responsabilités les plus lourdes et persuadé, au demeurant, d'avoir évité à l'Allemagne et à son souverain une catastrophe générale, Moltke estime avoir correctement rempli ses devoirs de chef suprême; il n'en éprouve d'ailleurs aucun orgueil et c'est un vieil homme las et vidé de toute énergie qui reprend la route de Luxembourg; il y arrivera en pleine nuit et s'alitera aussitôt.

 

Les Ire, IIe et IIIe armées remontent donc vers le nord, " suivies " plutôt que poursuivies, par les Franco-Britanniques. Des actions sporadiques de retardement, menées par l'ennemi, vont allumer çà et là de fugitifs combats. Stimulé par les messages de la victoire, le Grand Quartier Général français nourrit maintenant de grandes ambitions et bâtit un plan de grande envergure. Les projets de Joffre vont tendre à isoler l'aile droite allemande, à l'envelopper par le nord-ouest et à " l'accabler ", en même temps qu'on refoulera le centre allemand vers le nord-est.

L'instruction générale n° 22 lancée en fin d'après-midi traduit les conceptions stratégiques du G.Q.G. français et définit la tâche de chacun :

- Maunoury, French et l'aile gauche de Franchet d'Esperey reçoivent mission de " prendre à partie " le groupe de l'aile droite allemande.

- Foch et Langle de Cary refouleront le centre allemand, cependant que Sarrail, agissant vers le nord, tendra à couper les lignes de communication ennemies.

- Enfin, le " gros " de la 5e armée est laissé libre d'agir soit en direction du nord-ouest dans le cadre de la bataille de l'Ourcq, soit vers le nord-est en appui de l'armée Foch. Cette imprécision est assez exceptionnelle. Il n'est pas dans les habitudes de Joffre d'accorder des " délégations stratégiques " et de laisser à ses généraux d'armée le choix des missions à accomplir. Le " laissez-aller " qui inspire les bureaux de Luxembourg n'a pas cours à Châtillon-sur-Seine mais il est vraisemblable que le général en chef ne dispose pas de renseignements assez précis sur la situation des armées Bülow et Kluck pour donner plus de fermeté à ses directives. Quoi qu'il en soit, on ne peut refuser à ce plan d'être logique et il n'est certes pas interdit, quand on est victorieux, de devenir ambitieux. L'aide-major Berthelot imagine déjà " les armées allemandes en déconfiture ". Il suffit de " pousser brutalement " et reconduire l'envahisseur dans son pays.

Joffre se flatte, dans ses Mémoires, d'avoir jugé plus objectivement de la situation. En réalité ni celle des Allemands, ni celle de nos troupes n'autorisent d'aussi grands espoirs. Nulle part nos adversaires n'ont été battus tactiquement. Les combats locaux, dont l'ensemble a constitué la bataille, ont presque tous tourné à leur avantage. Quelques indices de replis, parfois précipités, la capture de quelques milliers d'ivrognes ou de trainards ne doivent pas créer d'illusions. Les Allemands se retirent en bon ordre et sans être gênés par la menace de poursuivants, épuisés et circonspects. Les combattants français ressentent, en effet, une immense fatigue. De plus, le demi-tour d'un ennemi jusque-là victorieux leur inspire encore une méfiance que justifient des expériences malheureuses. Aux assauts téméraires a succédé une prudence assez compréhensible; on appréhende quelque traquenard. Les éléments, enfin, sont contre nous et les troupes qui ont tant souffert du soleil écrasant, peinent maintenant sous les averses qui détrempent routes et chemins.

Sous les rafales, les fantassins marchent " misérables et trempés ", cherchant à se protéger de leur mieux; ceux qui ont perdu leur capote s'abritent les épaules sous des sacs ou des loques ramassés dans les maisons abandonnées : jupons de femme, rideaux à fleurs. Impitoyable, la pluie frappe les visages et pénètre sous les vêtements gorgés d'humidité.

Cavaliers et artilleurs ne sont pas mieux partagés. Depuis le matin de cette journée, les batteries du 44e d'artillerie roulent dans une plaine déserte, au milieu des champs de betteraves et des champs de blé. Les gerbes qui n'ont pas été ramassées pourrissent sous un ciel bas " pesant et triste ".

Accablés par la fatigue et l'eau qui tombe sans arrêt, les hommes restent silencieux. Ils ont relevé leur col et tourné leur képi pour s'abriter la nuque ; " les visages contractés sous les gifles de la pluie qui cingle, disparaissent à moitié. Les chemises adhèrent aux épaules et les pantalons aux genoux. Les vêtements mouillés absorbent la chaleur des corps; on éprouve l'atroce sensation d'un lent refroidissement. Il semble que la vie se retire des membres et qu'on meurt peu à peu. "

Les chevaux avancent, la tête basse, le poil luisant d'humidité. Presque tous sont épuisés et l'hostilité des éléments " achève leur ruine ". Ils vont jusqu'à la limite extrême de leurs forces et soudain ils butent et s'arrêtent. " Rien ne saurait plus les contraindre ou les inciter à faire un pas de plus. Il faut les dételer, les déharnacher et les abandonner au bord de la route où, dans quelques heures, ils vont mourir. "

Par endroits, la route est devenue un véritable " fleuve de craie liquide " à la surface duquel les pas des fantassins, ceux des chevaux et les traces laissées par le passage des roues s'effacent en quelques secondes. Les villages qu'on traverse ont été pillés par l'ennemi et offrent un spectacle révoltant. Dans toutes les maisons qu'ont occupées les Allemands, des " vestiges d'ordures innommables ", des meubles éventrés, brisés, des destructions stupides, libération d'un instinct bestial que recouvrent les habitudes civilisées et auquel la guerre a rendu libre cours.

" Nous commencions à comprendre, écrit le capitaine Spears, qu'une grande victoire stratégique avait été remportée. " Les témoignages matériels étaient visibles. " Partout des cadavres d'hommes et de chevaux jalonnaient la marche en avant... A certains endroits, le sol était littéralement jonché de casques et d'armes de toutes sortes. Les fossés étaient encore garnis de cadavres allemands, entourés cependant d'un moins grand nombre de bouteilles que les jours précédents. "

La 5e armée à l'Etat-Major de laquelle Spears est toujours rattaché, arrive ce soir à la hauteur de Ville-en-Tardenois. Depuis les combats d'Esternay et de Montceaux-lès-Provins à l'aube du 6 septembre, elle a parcouru plus de 40 km. A sa gauche les soldats de French ont atteint une petite rivière qui s'appelle la Crise, à moins de 10 km de Soissons. Les avant-gardes de Maunoury ont dépassé les lisières nord de la forêt de Retz.

Au centre, l'armée Foch marque toujours cette position en retrait qui résulte des dures journées des 8 et g septembre. Elle atteindra ce soir les bords de la Marne entre Epernay et Châlons-sur-Marne. Enfin, à droite, la 9e armée vient de dépasser Vitry-le-François où les Allemands étaient entrés le 5 et qu'ils auront occupé pendant six jours.

 

L'instant est venu pour Joffre et ses collaborateurs de rédiger les bulletins de victoire ; mais comment désigner, pour la postérité, cette grande bataille qui s'achève ? L'étendue de territoire sur laquelle s'étaient déroulées ses péripéties excluait le choix habituel, celui de la localité la plus proche. Meaux, Château-Thierry, Bar-le-Duc, Verdun avaient à cet égard des titres égaux. Seule, une association du genre " bataille de Paris-Verdun " permettait d'englober sous un même vocable, les combats de l'Ourcq, des Grand et Petit Morin, des marais de Saint-Gond, de la trouée de Revigny et de l'Argonne. Mais " Paris-Verdun " paraissait désigner une épreuve sportive. Il fallait trouver autre chose. Toutes les actions locales avaient eu, certes, leur importance dans le résultat final. Si Sarrail n'avait pas réussi à tenir Verdun, le front français se serait écroulé mais la partie décisive s'était jouée à l'ouest, entre l'Ourcq et le camp de Mailly. Joffre décide donc de retenir le nom de la rivière dans le bassin de laquelle se sont déroulés les engagements qui ont donné le coup d'arrêt à l'avance de l'aile droite allemande.

Bien qu'aucune rencontre sérieuse ne se soit produite sur les bords mêmes de la Marne, ce choix reçoit une consécration officielle dans le télégramme que le 11 au soir Joffre adresse au gouvernement : " La bataille de la Marne s'achève en victoire incontestable. "

A Bordeaux, on a tenu conseil sous l'habituelle présidence de Poincaré. On s'y félicite des événements, mais avec modération, car les informations du G.Q.G. inspirent quelque méfiance. Les échecs avaient été quelque peu escamotés. Joffre n'aurait-il pas tendance, cette fois, à exagérer l'ampleur du succès ? Poincaré dont la maison natale à Sampigny, dans le département de la Meuse, vient d'être libérée, a rédigé cette lettre par laquelle le Président de la République exprime aux armées victorieuses sa satisfaction et celle du gouvernement. Les ministres se montrent réticents mais, en définitive, ils acceptent le texte de Poincaré. Millerand, en sa qualité de ministre de la Guerre, est chargé de le faire parvenir au général Joffre. Une copie est transmise à la presse qui peut annoncer maintenant à toute la France : la victoire a couronné les efforts et les sacrifices de nos soldats.

 

12 septembre

 

Attentif dans la victoire, comme il l'avait été dans la défaite Joffre s'efforce, avec obstination, d'exploiter les possibilités que la situation militaire paraît offrir. Préoccupé de " nourrir " une aile gauche qui doit sans répit menacer von Kluck, le général en chef a, dès le 9, prescrit au général Dubail de se séparer à nouveau d'un corps d'armée qui a été mis en route vers la 6e armée. Joffre a fait également diriger sur celle-ci une division prélevée sur la 5e armée dont il juge que, bientôt, l'action cessera d'être déterminante.

Ainsi renforcé, Maunoury devra glisser des troupes sur la rive droite de l'Oise, déborder par l'ouest les troupes de von Kluck et interdire à celui-ci de s'arrêter sur l'Aisne pour faire front devant les forces qui suivent sa retraite, c'est-à-dire le gros de la 6e armée, les soldats de French et la gauche de la 5e armée.

En même temps, les forces principales de Franchet d'Esperey et l'armée de Foch continueront à refouler Bülow vers le nord-est pour empêcher tout rapprochement avec les unités de son voisin, von Kluck, et interdire aux morceaux brisés de l'aile droite allemande de se ressouder.

Ces vastes desseins ne seront que très imparfaitement réalisés. Plus tard, Joffre se plaindra de ne pas avoir obtenu de ses généraux d'armée une compréhension exacte de ses vues ni une exécution correcte de ses directives. Maunoury n'a pas saisi le sens de la manœuvre ; il ne donnera pas à son aile gauche des " moyens suffisants " et il va s'enliser dans un " stérile combat de front ". Franchet d'Esperey " perdit du temps " et ne sut pas exploiter la conjoncture qui s'offrait à lui. Quant à Sarrail, " il ne comprit pas... le rôle décisif que son armée pouvait jouer " et le général en chef s'indignera de ce qu'il aura fallu au chef de la 3e armée plus de quarante-huit heures pour s'apercevoir que l'ennemi s'était retiré devant ses soldats.

Ces plaintes étaient-elles justifiées ? Les chefs d'armée ont-ils laissé échapper des occasions aussi favorables ? Les troupes françaises se trouvaient-elles en mesure d'obtenir les résultats décisifs escomptés par le Grand Quartier Général ? On peut en douter. Un élément matériel intervient d'ailleurs et qui n'est pas de nature à faciliter l'exploitation du succès : l'épuisement des munitions d'artillerie. En un mois et demi de combats, le tir des 75 a dévoré les stocks d'obus. Chaque pièce dispose pour les jours qui viennent de 400 projectiles, ce qui permet à peine une heure de feu à cadence accélérée. Comment mener une action vigoureuse si l'on doit manquer de munitions ?

 

A son retour du front, Moltke moralement et physiquement épuisé, s'était alité pour vingt-quatre heures et le quartier-maître général, von Stein, avait pris la direction des opérations. C'est lui qui, sur les instances de Tappen, a décidé de renforcer l'armée Bülow en voie de dislocation par des forces prélevées sur les IIIe, IVe et Ve armées. Comme il est difficile de convaincre " les princes " de céder une partie de leurs troupes, von Stein s'est rendu lui-même au quartier général des IVe et Ve armées pour exposer au duc de Wurtemberg et au Kronprinz la nécessité vitale des " sacrifices " qu'on leur demande.

Cependant, l'effondrement moral de Moltke devient de jour en jour plus évident. Incapable d'apprécier avec sang-froid, de juger avec lucidité, de choisir une solution convenable et de s'y tenir, son désarroi éclate aux yeux de son entourage et de son souverain. Celui-ci l'a fort mal accueilli lorsque au rapport du 14, le chef d'Etat-Major impérial a tenté d'arracher un satisfecit en exposant les conditions dans lesquelles il se flatte d'avoir rétabli une situation compromise et sauvé l'aile droite des armées impériales. L'hostilité manifestée à cette occasion par Guillaume II a achevé de démoraliser le malheureux Moltke. Son désarroi est devenu si éclatant que de jeunes officiers du Quartier Général impérial viennent confier leurs inquiétudes au général Sieger, chef du service des munitions. Celui-ci, " effrayé " par le tableau qu'on lui peint, va trouver le général Scheuch, chef d'état-major du ministère de la Guerre. Et le curieux relais se poursuit : Scheuch, " effaré ", décide à son tour d'avertir le colonel Freihen Marshall qui appartient au cabinet de l'Empereur.

Marshall se " précipite " chez son chef, le général von Lyncker et lui confie ses alarmes. Von Lyncker pèse la gravité de l'heure et la responsabilité qu'il encourt en intervenant auprès de l'Empereur. Celui-ci est d'une telle nervosité ! Mais Lyncker sait aussi que Moltke a perdu la confiance du maître suprême des armées. Faisant taire ses hésitations, il se fait donc annoncer chez le souverain auquel il expose ses inquiétudes; une solution s'impose, déclare-t-il : il faut remplacer Moltke par l'actuel ministre de la Guerre, le général Falkenhayn. L'Empereur donne son accord sur-le-champ et convoque les trois généraux : Moltke, Falkenhayn et Lyncker qui se présentent quelques instants plus tard accompagnés du général von Plessen, aide de camp personnel du souverain.

L'éviction de Moltke va s'effectuer dans les conditions les plus courtoises ; comme il est d'usage dans une cour impériale, la banalité et la parfaite urbanité des propos dissimuleront les sentiments profonds et l'acuité d'une crise où se jouent les destinées de l'Allemagne.

L'Empereur feint de s'inquiéter de la santé de son chef d'Etat-Major général. Il le trouve " affaibli ". Les responsabilités qu'il supporte " sont préjudiciables à sa santé... il est urgent qu'il prenne quelque repos ", déclare le Kaiser.

Moltke, résigné à l'avance, se rend immédiatement aux arguments de son maître. Sans contester l'opportunité de la mesure qui lui est signifiée, il objecte toutefois que son départ fera mauvaise impression; ne risque-t-il pas de confirmer, aux yeux de l'opinion, la version d'une défaite que le gouvernement allemand s'entête à dissimuler ? Falkenhayn déclare partager cette crainte; l'Empereur propose donc un arrangement : Moltke conservera les apparences extérieures de son poste, Falkenhayn prendra seulement le titre de quartier-maître-général (celui de von Stein) mais disposera de " toute liberté d'action ". Effondré, le pauvre Moltke accepte tout ce qu'on lui demande; il restera donc au quartier général comme simple figurant et se tiendra à l'écart de toutes discussions concernant les opérations militaires : les décisions seront prises sans lui, mais s'il le faut, il les couvrira de sa signature et ceci aussi longtemps que cette supercherie sera nécessaire pour assurer une transition convenable. Bien entendu, cet incroyable arrangement demeurera secret. Ainsi Moltke se trouve " limogé " et pendant plusieurs semaines il subira l'effroyable torture morale de n'être plus pour tous les officiers du Quartier Général impérial qu'une caricature de chef, jouant un rôle dérisoire et signant des ordres dont il est à peine autorisé à connaître le contenu.

 

Le 13 septembre, les Franco-Britanniques atteignent les abords méridionaux de la vallée de l'Aisne depuis Soissons jusqu'à Berry-au-Bac. Plus à l'est, l'armée Foch a dépassé Reims et la vallée de la Vesle; elle avance vers celle de la Suippe.

La division marocaine du général Humbert, celle qui luttait â Mondement, a franchi la Vesle et poursuit sa marche vers le nord. Le général s'est établi - très provisoirement estime-t-il, à Prunay, localité située à 12 km à l'est-sud-est de Reims.

Dans la matinée, Raymond Recouly, attaché à l'Etat-Major de la division, entend Humbert téléphonant à l'un de ses commandants de brigade, s'écrier sur un ton impérieux : " Des fils de fer, qu'on les tourne et qu'on les coupe ! " Après quoi, il raccroche l'appareil d'un geste sec. Tendant l'oreille, Recouly perçoit maintenant et venant du nord, le bruit d'une fusillade prolongée que ponctuent des rafales de mitrailleuse. Sur les routes les convois sont stoppés. En tête, l'infanterie n'avance plus, l'accrochage doit être sérieux.

Un peu avant midi, Recouly entrouvre la porte du bureau où travaille Humbert : " Mon général, faut-il préparer le déjeuner ? - Vous êtes fou ! Nous allons coucher à vingt kilomètres d'ici sur la Suippe. J'espère bien que nous ne resterons pas plus d'une heure dans cet endroit ! "

On va, en réalité, y demeurer un peu plus de quatre ans. Le général Humbert s'apercevra qu'il n'est pas si aisé de couper ou de tourner des réseaux de fils de fer que les Allemands ont tendus devant leurs positions.

" Dégrisés " par la manifestation brutale d'une réalité qui a brisé leurs rêves de victoire, conscients des risques que court l'Empire germanique, les généraux allemands se sont ressaisis. L'arrivée des renforts tirés de l'aile gauche et celle de la VIIe armée, vont permettre au " vieux Bülow " de reprendre une attitude offensive et de rejeter les tentatives de la 5e armée pour progresser vers le Chemin des Dames.

Puis, c'est von Kluck qui, à son tour, fait front, contre-attaque, se " redonne de l'air " et notifie aux vainqueurs de la Marne que l'armée allemande a retrouvé sa cohésion et son agressivité.

La ligne jalonnée par les localités de Soissons, Vailly, Berry-au-Bac, Auberive, Souain, Ville-sur-Tourbe, marque le terme de l'avance des armées victorieuses. Celles-ci ont résorbé l'immense golfe qu'entre Paris et Verdun le flot allemand avait envahi. De Montceaux-lès-Provins, point extrême atteint vers le sud, jusqu'à Vailly, sur les bords de l'Aisne, la distance en ligne droite est de 80 kilomètres.

Joffre n'a pas encore perçu cette volonté ennemie de ne pas reculer davantage, quand le 14 septembre, à 14 heures, il lance l'instruction générale n° 25 ; celle-ci définit, en effet, d'amples perspectives. Les 3e, 4e et 9e armées, " tout en continuant à refouler l'ennemi qui est devant elles ", feront une conversion vers le nord-est qui les conduira à aborder la Meuse de Stenay à Sedan. En fait, ces directives ne correspondent plus à la situation. Dans la nuit du 14 au 15, les comptes rendus qui parviennent au Grand Quartier général dissipent les illusions qu'on pouvait encore entretenir et le 15 septembre, à 11 heures, Joffre informe ses généraux que les Allemands acceptent la bataille, sur des positions qu'ils occupent solidement. Or, après un mois et demi de combat, le général en chef et ses collaborateurs ont compris qu'il était vain de lancer des offensives " à l'arme blanche " sur des positions bien défendues. L'artillerie est devenue l'arme essentielle de l'attaque. Mais l'artillerie est à court de munitions. On ne pourra déloger les Allemands que par la manœuvre, en menaçant une fois encore de déborder leur aile droite. Pour y parvenir, Joffre va utiliser de larges moyens; il avise Castelnau que son état-major et le 20e corps seront mis en route vers l'ouest à partir du 19. Castelnau aura sous son commandement quatre autres corps d'armée et le corps de cavalerie Conneau.

Mais à Luxembourg, la Direction Suprême joue, elle aussi, sur l'échiquier. Elle retire des troupes devant Nancy pour les acheminer vers l'ouest. Les renforts amenés de part et d'autre vont s'affronter en une série de combats successifs qui se propageront comme un incendie, depuis les abords de Compiègne jusqu'aux rivages de la Mer du Nord. L'ensemble de ces rencontres recevra le nom de " Course à la mer ". Du 13 septembre au 15 novembre, chaque adversaire s'efforcera ainsi de prendre l'autre de vitesse. La bataille des Flandres (22 octobre-15 novembre) en marquera le terme. Anglais, Belges et Français s'y uniront en un effort commun pour repousser cette dernière manifestation du plan Schlieffen. Le général Foch, désigné par le général en chef, assurera la coordination des opérations alliées (Il faut toutefois préciser que le général Foch ne disposait pas de pouvoirs réels de commandement sur nos Alliés et devait agir par la persuasion et l'autorité morale. Le commandement unique ne sera accepté par nos Alliés qu'en 1918.).

Après des alternatives diverses et constatant l'insuccès définitif de ces opérations, la Direction Suprême, qu'anime maintenant von Falkenhayn, va tenter d'enfoncer les lignes alliées dans le secteur d'Ypres. Le nouveau quartier-maître-général a réuni une puissante masse de manœuvre qui, le 25 octobre, se rue sur les soldats britanniques de Douglas Haig et d'Allenby. Derrière le front, le Kaiser, toujours avide de parades, attend le moment de faire son entrée à Calais. Pendant 18 jours la bataille fait rage. L'assaut frénétique des Allemands échoue devant la résistance des Alliés unis sans réticences dans une ferme volonté de vaincre. Guillaume II n'entrera pas plus à Calais qu'il n'est entré à Nancy. Les combats s'éteignent le 15 novembre.

La partie encore mouvante du front, entre Oise et Mer du Nord s'immobilise à son tour. Depuis Nieuport jusqu'à Belfort, les adversaires sont face à face. Désireux de reprendre haleine, sans rien perdre des terrains conquis qu'ils détiennent encore après l'échec de leurs offensives, les Allemands ont aménagé des positions. Tranchées, réseaux de fils de fer barbelés, nids de mitrailleuses, positions d'artillerie leur donnent le caractère de fortifications semi-permanentes.

Français, Britanniques et Belges vont faire de même. Pour de longs mois ces moyens de défense resteront très supérieurs à ceux que l'assaillant peut utiliser. Le front se stabilise. Nos adversaires ont conservé, en particulier, le massif du Laonnois que nous n'avions pas su garder lors de la retraite; ils en feront un bastion inexpugnable d'où ils lanceront, quatre ans plus tard, une nouvelle offensive vers ce Paris qui vient de leur échapper.

Après la fin du mois de novembre 1914 va se dérouler la longue, épuisante et sordide guerre des tranchées. Dans des paysage d'Apocalypse, des hommes mourront pour avancer de quelques centaines de mètres et " échanger une tranchée boueuse pour une autre toute semblable ".

Pas plus que la bataille des frontières, celle de la Marne, n'a donc été une victoire tout à fait décisive; l'ennemi a été refoulé et non détruit. Ses répercussions n'en sont pas moins considérables. Le revers allemand de septembre 1914 a détruit le mythe de l'invincibilité des armées impériales, brisé l'orgueil de leurs chefs et sauvé notre pays d'un désastre irrémédiable.

Avec l'importance de l'enjeu qu'elle conditionnait, ce qui donne à cette rencontre un exceptionnel intérêt, c'est qu'elle marque la fin d'une longue période de l'histoire militaire. Cette période avait débuté à l'aube des temps modernes quand les armes à feu avaient acquis assez d'efficacité pour jouer dans le combat un rôle prépondérant. Les campagnes du maréchal de Saxe, de Villars, de Malborough, de Frédéric II, de la Révolution, du Premier et du Second Empire, tels sont quelques-uns des sommets qui jalonnent trois siècles pendant lesquels les armes traditionnelles, infanterie, cavalerie, artillerie ont été les éléments essentiels du combat.

Or, la bataille de la Marne constitue, en Europe occidentale, la dernière grande rencontre dans laquelle des masses d'infanterie, opérant en terrain découvert et appuyées par l'artillerie, ont effectué de larges mouvements dictés par les règles de la stratégie classique. Elle est en somme le dernier engagement militaire du type frédéricien ou napoléonien.

Après la " Course à la mer ", la guerre des tranchées marque l'éclipse d'un art militaire qui réduit ses ambitions à des opérations souvent dérisoires mais toujours sanglantes.

On peut cependant considérer aussi cette bataille comme la première dans l'histoire militaire où sont apparus les engins motorisés qui devaient, plus tard, modifier si profondément les méthodes de combat. Certes, automobiles et avions ont rempli, en septembre 1914, un rôle modeste. Ni l'aviation, ni les " taxis de la Marne " n'ont joué le rôle décisif que la légende leur attribue. Les mouvements de l'armée von Kluck étaient parfaitement suivis du sol. Une armée de 300 000 hommes ne peut songer à passer inaperçue même en l'absence d'observations aériennes ; les reconnaissances de cavalerie avaient décelé et signalé, avant l'aviation, l'inflexion de la Ire armée allemande vers le sud-est. D'ailleurs un certain scepticisme régnait encore à l'égard des possibilités de l'arme nouvelle. Un mouvement aperçu d'en haut, n'était admis que si les renseignements donnés par les observateurs terrestres en confirmaient le sens et la nature. Il faut tenir pour plus important la remarquable coopération réalisée entre l'aviation et l'artillerie, aux combats de Montceaux-lès-Provins (6 septembre) et de Nanteuil-le-Haudouin (9 septembre). Au demeurant, l'arme aérienne jouera, par la suite, un rôle suffisamment prestigieux, sa gloire sera assez éclatante, pour qu'on n'attache pas à ces premières interventions plus d'importance qu'elles n'en méritent.

Quant au renfort des 4 000 fantassins amenés par les taxis, il n'était certes pas inutile, mais cette intervention, on l'a vu, n'a été marquée d'aucun résultat décisif. L'opération est à retenir, plus comme une tentative et une préfiguration de l'avenir, que comme une démonstration d'efficacité réelle.

Plus probants à cet égard apparaissent les déplacements effectués en automobile par les officiers d'Etat-Major et les généraux pour porter des ordres, donner des directives ou se concerter. C'est sans doute sous cette forme qu'il faut relever la contribution la plus sérieuse des engins motorisés. Le fait d'avoir négligé ces moyens de communications n'aura pas été une des moindres faiblesses de nos adversaires.

Quant à la conception du haut commandement, telle que Moltke l'Ancien l'avait établie, elle a fait faillite. En face d'armées correctement dirigées la recette ne valait plus rien. Etablie sur une équivoque elle ira rejoindre la doctrine française de l'offensive à outrance au cimetière des idées fausses. Joffre et ses généraux ont démontré qu'une bataille engagée sur un front de 250 km pouvait être suivie, animée, dirigée et que la coordination des efforts, assurée par un commandement central, restait, au temps des armes à tir rapide, comme à l'époque de la phalange macédonienne, un facteur décisif et sine qua non de succès.

CHAPITRE SUIVANT DE L'OUVRAGE D'HENRI ISSELIN

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