LA BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR HENRI ISSELIN
QUERELLES ET COMMENTAIRES
Contre l'évidence la plus éclatante, les Allemands vont s'efforcer de nier leur échec et d'en dissimuler le sens, d'abord à l'égard de leurs troupes, puis à l'ensemble de la nation et, enfin, aux yeux de tous ceux qui, dans le monde entier, ont suivi le déroulement du drame.
Le 14 septembre, une note du gouvernement allemand ne craint pas de s'expliquer dans ces termes : " L'Office des Affaires Etrangères dément catégoriquement, en les qualifiant de pures inventions, les informations de la presse de Londres, du 13 septembre, relatant des défaites allemandes. L'Office déclare que les Allemands n'ont perdu ni canons, ni prisonniers devant Paris. Au contraire, ils ont pris à l'ennemi 30 canons et des milliers de prisonniers. La situation devant Paris est favorable. La tentative des Français de briser le front allemand a été repoussée victorieusement. "
Cet étonnant document porte la signature de Zimmermann sous-secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères. Examiné avec toute la sérénité d'esprit qu'on peut éprouver vis-à-vis d'événements révolus, ce texte constitue un témoignage éloquent de la mesure dans laquelle le gouvernement d'une nation hautement civilisée peut travestir un fait historique. On en trouverait, certes, d'autres exemples et ailleurs qu'en Allemagne. Ce genre très particulier de contre-vérité que sont devenus les démentis gouvernementaux est si habituel qu'on n'y voit plus, comme l'a dit un historien, " que figure de rhétorique et usage d'étiquette ". La note de Zimmermann reste cependant un des échantillons les plus remarquables de mensonge officiel. S'il n'y avait pas eu de " défaite ", comment expliquer que les troupes allemandes, parvenues le 5 septembre aux abords de Sézanne, se soient retrouvées le 12 sur les rives de l'Aisne ? Nos adversaires justifient la chose par un raisonnement d'une tranquille assurance : après la bataille des frontières, le commandement allemand a lancé des détachements d'avant-garde à la poursuite de l'ennemi. Alléchées bientôt par la faiblesse numérique des poursuivants, les troupes françaises ont fait demi-tour pour attaquer ces détachements. Ceux-ci se sont repliés en attirant l'ennemi sur " d'excellentes positions... choisies d'avance C'est sur ces positions qu'a eu lieu la " véritable bataille de Paris ". Les Français y ont subi des pertes énormes. " La situation des armées allemandes est parfaite. " Malgré le temps déplorable, les troupes sont dans les meilleures dispositions, assure le commandement allemand. On avoue tout de même que la décision sera " quelque peu ajournée " mais seulement " à cause de la pluie et des mauvais chemins ".
Ces étonnantes palinodies vont trouver un semblant de confirmation dans l'attitude ambiguë du gouvernement français. Non seulement celui-ci renoncera à tirer parti, aux yeux de l'opinion mondiale, d'une victoire incontestable, mais il va s'employer à en atténuer le retentissement et les effets psychologiques. C'est ainsi que les drapeaux pris à l'ennemi et envoyés à Bordeaux par le général Joffre, seront transportés, roulés dans un étui de cuir, pour que le public ne les aperçoive pas. Les communiqués, peut-être un peu trop dithyrambiques, du Grand Quartier Général, seront amputés des passages les plus enthousiastes. Etrange attitude qui surprend et a attristé Joffre, lequel s'en ouvre à Millerand.
" Je suis le seul coupable, répond celui-ci, et je ne voudrais pas qu'il pût demeurer dans votre esprit l'ombre d'un doute sur les considérations qui m'ont poussé à mettre ainsi une sourdine à l'expression de notre joie. Il me paraît bon de ménager les nerfs de ce pays et j'ai préféré courir le risque de demeurer au-dessous de la vérité que celui de l'exagérer. "
Les subtilités de psychologie invoquées par Millerand ne sont guère convaincantes. Derrière ces raisons spécieuses, se glisse, à coup sûr, la crainte de conférer au général vainqueur un prestige trop éclatant. Le souvenir du 18 Brumaire reste obsédant. Joffre avait cependant eu l'habileté d'associer le gouvernement au succès de nos armes en ajoutant à son télégramme : " Le gouvernement de la République peut être fier de l'armée qu'il a préparée. " Cela n'a pas suffi à rassurer les ministres républicains.
Malgré les ridicules réticences françaises et les mensonges allemands, la vérité allait néanmoins se faire jour; nos Alliés britanniques, belges et russes n'éprouvaient, eux, aucune envie de minimiser un grand succès auquel ils étaient associés. Par eux, le monde apprenait que les armées du Kaiser avaient livré une grande bataille et que, l'ayant perdue elles avaient dû abandonner une large partie du territoire conquis.
Un seul nom était mis en évidence à l'occasion de cet événement, celui de Joffre. Les Anglais pas plus que les Belges ne comptaient dans leurs rangs de généraux prestigieux ; French s'était, comme on l'a vu, acquitté assez médiocrement du commandement qui lui avait été confié.
Joffre apparaissait donc comme le plus grand chef militaire du camp des Alliés. Il allait connaître, de ce fait, une popularité prodigieuse. " Pendant deux ans, note Jean de Pierrefeu, le monde entier a rendu au vainqueur de la Marne un culte presque divin. Le vaguemestre pliait littéralement sous le poids des boîtes, des paquets et des lettres que des inconnus lui envoyaient avec le témoignage frénétique de leur admiration. " Sans donner de signes extérieurs de vanité, il n'est pas douteux que le Catalan ait été impressionné par l'immense rumeur qui montait vers lui. Comment en aurait-il été autrement ? Et qui donc a jamais découvert dans l'armée ou dans la politique un homme qui demeurât insensible à la gloire et aux honneurs ?
On venait photographier le général pour les journaux et les magazines de tous les pays. Comme l'aspect d'un bureau vide et de murs nus aurait surpris les lecteurs qui n'imaginaient un général qu'environné de plans d'opérations, ses officiers placardaient hâtivement derrière lui la première carte venue pour assurer au portrait du grand chef un fond approprié.
Quant aux visiteurs que la célébrité grandissante de Joffre attirait au Grand Quartier Général, ils éprouvaient en le voyant une certaine surprise. Sa carrure massive, sa placidité, la rareté et la banalité de ses propos décevaient ; le personnage se prêtait mal à l'édification d'un héros de légende que réclamait cependant l'opinion publique; celle-ci aspire, on le sait, à nourrir son admiration de quelques traits faciles à saisir par l'esprit le plus simple.
Faute de pouvoir mettre en valeur un aspect épique, la littérature de l'époque va s'emparer de la silhouette du général, de son embonpoint, de ses moustaches blanches et de son apparente bonhomie pour créer le " Père Joffre " ou le " bon papa Joffre ", personnage indulgent, bienveillant et paternel, mais de pure convention, auquel le véritable Joffre ressemblait bien peu.
Quoi qu'il en soit, les feux de la renommée venaient de désigner, à l'attention de tous, le fils du tonnelier de Rivesaltes. Un seul homme pouvait jeter une ombre sur ce rayonnement : Gallieni.
L'écho des combats de l'Ourcq et des marais de Saint-Gond se sera tu depuis bien longtemps qu'une autre bataille continuera à faire rage. Elle sera plus longue, certes, mais moins meurtrière que celle dont on vient de relater les péripéties et restera indécise. Ni les canons, ni l'infanterie n'y prendront part; le conflit va s'engager et se poursuivre à coups d'articles de journaux et de pamphlets; le papier et l'encre d'imprimerie seront les munitions essentielles. Ce sera la querelle de la Marne, elle ne s'alimentera pas partout aux mêmes sources. On discutera en France de savoir à qui revient le mérite de la victoire; outre-Rhin, on s'interrogera inlassablement sur les motifs du revers. Comment une série de " succès inouïs " ont-ils pu s'achever par une retraite de 60 km ? L'armée allemande a-t-elle réellement subi une défaite ? Comment a-t-elle pu se produire ? Qui en porte la responsabilité ?
En France, dans l'allégresse du péril écarté, un large sentiment de gratitude était monté vers les chefs militaires; Joffre et ses généraux, Foch, Maunoury, Franchet d'Esperey étaient loués de tous côtés. Gallieni, lui, restait un peu à l'écart et trouvait assez mesurée la part qui lui était faite. N'avait-il pas provoqué l'opportune attaque de la 6e armée, alors que le pesant Joffre tergiversait encore dans les locaux scolaires de Bar-sur-Aube ? Gallieni avait, certes, trop de caractère pour exhaler des rancœurs personnelles, mais des amis fort empressés s'agitaient autour de lui. Au surplus, Joffre, en " limogeant " de nombreux généraux et officiers supérieurs, s'était fait autant d'ennemis. Les uns et les autres vont s'employer à saper le prestige du général en chef pour exalter, à son détriment, celui du gouverneur de Paris. Il y aura dorénavant le clan des " Joffristes " et celui des " Gallienistes ".
La querelle allait rebondir au début de 1915; la section historique du Grand Quartier Général rédige et met à la disposition de nos représentants à l'étranger un récit des opérations militaires qui s'étaient déroulées durant les quatre premiers mois des hostilités. Or, au chapitre " Marne ", le rôle joué par Gallieni est passé sous silence. Le procédé était d'une honnêteté douteuse ; un récit officiel ne devait pas adopter des thèses partisanes. Désigner Gallieni comme le vrai vainqueur de la Marne était excessif, mais oublier qu'il y ait pris une part notable était inacceptable. On répondait â " une prétention injustifiée par une injustice ".
En septembre 1915, premier anniversaire de la victoire, la polémique reprend et on lit dans la presse maints articles rendant hommage à Gallieni, " véritable vainqueur " de la Marne. Un élément psychologique venait à l'appui des détracteurs de Joffre. Gallieni, gouverneur de Paris, incarnait en quelque sorte la capitale et, pour les Parisiens, la bataille de l'Ourcq résumait à elle seule la gigantesque rencontre. Le reste, c'était peu de chose ! Les combats des marais de Saint-Gond, la défense de Verdun ? des actions secondaires ! C'est une " sortie " de la garnison de Paris et la randonnée des taxis qui avaient sauvé la France ! Cette façon simplifiée de voir les choses flattait à la fois l'orgueil de la capitale et le goût qu'ont les foules de réduire un événement complexe à son aspect le plus frappant et le plus élémentaire.
Joffre n'attachait pas beaucoup d'importance à tout cela, mais son entourage en vint à penser qu'un témoignage officiel décerné à Gallieni apaiserait les partisans de celui-ci, mettrait fin à la querelle et fournirait l'occasion de définir la contribution du gouverneur de Paris aux opérations de septembre 1914. C'est pourquoi le 1er octobre 1915, on pouvait lire dans le Journal Officiel, la citation suivante :
" Est cité à l'ordre de l'armée :
" Gallieni, général gouverneur militaire et commandant des armées de Paris.
" Commandant du camp retranché de Paris, et placé le 2 septembre 1914 sous les ordres du commandant en chef, a fait preuve des plus hautes qualités militaires; en contribuant, par les renseignements qu'il avait recueillis, à déterminer la direction de marche prise par l'aile droite allemande ; en orientant judicieusement, pour participer à la bataille, les forces mobiles à sa disposition; en facilitant, par tous les moyens en son pouvoir, l'accomplissement de la mission assignée par le commandant en chef à ces forces mobiles.
" Ordre du 25 septembre 1915. "
Cette " récompense " ne va rien arranger. Elle avait déjà le défaut d'être tardive. Elle était, au surplus, assez restrictive. Le texte ne renfermait, en somme, rien d'inexact mais le choix fort habile des termes utilisés, la subordination définie dès l'abord, ne concédaient à Gallieni que le rôle d'un simple exécutant. Aucune allusion n'était faite aux mesures que, de sa propre initiative, le gouverneur de Paris avait prises ou suggérées au général en chef. Gallieni n'éprouva donc aucune satisfaction de cette mesure mais seulement un peu plus d'amertume. " Je ne pourrai plus jamais accepter de servir sous les ordres de Joffre, déclara-t-il. Quand on veut être chef, il faut d'abord savoir être juste. "
L'attitude de Joffre est, certes, critiquable; il avait recueilli assez de gloire pour en accorder un peu à son ancien supérieur sans diminuer pour autant son propre prestige. Il faut cependant reconnaître que les chefs de guerre - et les plus grands - ont rarement été équitables à l'égard de ceux qui aidèrent à leurs succès. Bonaparte a soigneusement dissimulé, dans le bulletin de Marengo, la part décisive qu'y avait prise Kellermann; un peu plus tard, l'Empereur accaparera tout le mérite de la bataille d'Iéna, laissant dans l'ombre l'intervention de Davout. Les exemples d'ingratitude, on le voit, viennent de haut et de loin.
En octobre 1915, Briand qui reçoit la charge de constituer un nouveau gouvernement, décide de confier à Gallieni le portefeuille de la Guerre. La personnalité de Gallieni, sa compétence, le prestige dont il est entouré ne peuvent que renforcer l'autorité de la nouvelle équipe. Mais Gallieni, s'il devient ministre, ne va-t-il pas assouvir la rancune qu'on lui prête et retirer à Joffre son commandement ? C'était assez mal connaître le caractère du gouverneur de Paris, auquel de telles bassesses restaient étrangères. Interrogé sur ce point par Briand, Gallieni répond : " Joffre est un vieux camarade d'armes; nous avons vécu ensemble. J'ai, pour lui, la plus grande estime. Nos entourages n'ont pas tout fait pour arranger les choses. Mais je serai très heureux de lui ouvrir mes bras lorsque vous m'aurez mis au poste où vous m'appelez ". Et il ajoute : " Si, dans le moment présent, il y avait un général en chef à nommer, je n'hésiterais pas à vous proposer le général Joffre. " La position, on le voit, était sans ambiguïté.
Pour sceller la réconciliation, Joffre est invité à assister à la première réunion du ministère. On " pousse les deux généraux dans les bras l'un de l'autre ". Une accolade donc réunit le corpulent Joffre en culotte rouge et veste noire et le très maigre Gallieni vêtu de bleu horizon. Après cette effusion, on laisse les deux militaires en tête-à-tête comme on le ferait pour de jeunes mariés à l'issue de la cérémonie nuptiale. Ils échangent quelques propos assez vagues et se séparent.
Le comportement de Gallieni vis-à-vis de Joffre pose, nous l'avons déjà dit, un problème de psychologie auquel il n'est pas aisé de donner une réponse assurée. Gallieni, on le sait, avait désigné Joffre qu'il connaissait bien pour le poste de général en chef. Après la Marne, devenu ministre de la Guerre, Gallieni n'a rien fait pour évincer Joffre. Un souci de correction ne peut, à lui seul, expliquer cette conduite. Le patriotisme de Gallieni était trop vif pour que des raisons de convenance l'aient amené à maintenir en poste un homme qu'il aurait jugé incapable. Il faut conclure que si certains aspects du personnage Joffre irritaient Gallieni, celui-ci ne voyait pas, qu'à cet instant du moins, l'armée française pût être remise en de meilleures mains et cette attitude même réduit à peu de choses les critiques des " Gallienistes ".
Quoi qu'il en soit, Gallieni témoignera, dans tous les actes ministériels, d'une parfaite loyauté vis-à-vis du général en chef. En mars 1916, miné par la maladie, il renoncera à son portefeuille et mourra peu de temps après. Joffre conservera son poste jusqu'en décembre. A cette époque, la conduite qu'il imprime aux opérations militaires est depuis longtemps jugée médiocre, coûteuse en vies humaines et, en définitive, de peu d'efficacité. La surprise que fut l'assaut donné à Verdun acheva d'épuiser le crédit que la victoire de la Marne avait assuré au placide Catalan. Il n'est pas douteux que le succès de septembre 1914 avait renforcé chez Joffre la confiance en un destin qui l'avait toujours servi et le sentiment qu'il lui suffisait d'attendre que les événements évoluent d'eux-mêmes à son bénéfice. Sa passivité naturelle s'en était trouvée fortifiée.
Or, à Verdun, les avertissements n'avaient pas manqué mais rien n'avait été fait pour mettre le secteur en état de résister et les Allemands avaient failli emporter le camp retranché. A l'issue de manœuvres politiques assez sordides, Joffre reçoit le bâton de maréchal de France et se trouve écarté de tout commandement effectif.
Son ancien rival, Helmuth von Moltke, était mort quelques mois plus tôt, terrassé par une attaque d'apoplexie. Toutes les requêtes qu'il avait adressées à l'Empereur pour obtenir un nouveau poste étaient restées sans réponse. Comment Moltke avait-il pu croire que Guillaume II pardonnerait jamais l'écroulement de ses espérances et l'échec de 1914. ? " J'ai souvent frôlé le désespoir ", écrivait Moltke quatre mois avant sa mort. A plusieurs reprises, il avait écrit au Kaiser pour lui exprimer son avis sur la conduite des opérations militaires mais l'Empereur lui avait fait savoir que ces communications étaient inopportunes et " susceptibles de le gêner dans ses décisions ".
Joffre sera remplacé à la tête des armées françaises par le général Nivelle, un chef d'intelligence vive et de belle allure auquel on reconnaissait toutes les qualités dont Joffre semblait dépourvu. La carrière du nouveau généralissime sera plus courte que celle de son devancier. Après avoir suscité les plus grands espoirs, elle s'achèvera par le sanglant échec d'avril 1917.
Les mois, les années passent et la guerre des tranchées se poursuit, meurtrière, indécise, sordide. L'importance primordiale qu'avait eue la bataille de la Marne dans le déroulement de la lutte devenait de jour en jour plus évidente. C'est dans le camp allemand que cette conclusion avait pris toute sa valeur. En engageant les hostilités sur deux fronts, nos adversaires se plaçaient dans la nécessité vitale d'obtenir très vite un succès décisif à l'est ou à l'ouest. Le vieux Schlieffen n'avait jamais envisagé autre chose. Cette décision rapide, l'occasion en avait été offerte en août et septembre 1914 quand l'armée française surprise et battue, avait entamé la longue retraite qui, de Charleroi, l'avait conduite au centre de la Champagne. Qu'était-il advenu ensuite ?
Les autorités militaires allemandes s'étaient toujours refusées à admettre qu'un engagement général se soit produit entre le 5 et le 12 septembre, entraînant un recul prolongé de leurs troupes. Cet entêtement puéril ne pouvait faire que la bataille n'eût pas eu lieu; il était impuissant aussi à en effacer la portée.
Les Allemands prenaient conscience de ce que l'échec de septembre 1914 leur avait fait perdre la guerre. Vaincus, les Français ne pouvaient plus rien espérer; leur capitale était occupée et leurs armées rompues ; tout rétablissement leur devenait impossible. Comme en 1870, ils n'auraient pu que se résigner à subir une paix humiliante. Mais l'incroyable retournement de la situation avait brisé net non seulement l'avance victorieuse mais aussi l'orgueil d'une armée et d'une caste qui se croyaient invincibles. Exceptionnelle par l'ampleur des effectifs engagés, la bataille de la Marne apparaissait comme une des plus importantes rencontres militaires que l'Histoire ait connues.
Cette nostalgie amère d'une occasion irrémédiablement gâchée et de ses conséquences incalculables vont amener nos ennemis à rouvrir le dossier " Marne " et à discuter fiévreusement des raisons qui les avaient frustrés d'une victoire presque acquise.
En octobre 1914, le colonel général von Kluck avait été invité à se justifier d'avoir perdu, dans la retraite, de nombreuses pièces d'artillerie. Le chef de la Ire armée avait répondu à ces accusations par un rapport dans lequel il déclare s'être replié " par ordre ". " Quand et par qui cet ordre vous a-t-il été donné ? demande alors la Direction Suprême. - Par le lieutenant-colonel von Hentsch ", répond von Kluck qui ne craint pas d'ajouter que cette consigne de repli avait interrompu le cours d'opérations victorieuses. " Non, rétorque alors von Hentsch, ce mouvement était inévitable et je vous ai seulement indiqué la direction que vous deviez prendre. " Ce dialogue posait nettement une interrogation : von Hentsch avait-il donné un ordre ou seulement tiré, d'une situation difficile, ses conclusions inéluctables ?
Invité à s'expliquer à son tour, von Bülow avait rédigé lui aussi un rapport concluant au caractère impérieux de la retraite, ceci en raison de la brèche ouverte entre la Ire et la IIe armée et du refus opposé par von Kluck à tout rapprochement avec son voisin. Ce texte mit une fin provisoire à la discussion. La Direction Suprême avait d'autres soucis; on était en pleine guerre et il y avait mieux à faire qu'à épiloguer sur des événements révolus.
Von Hentsch sentait cependant qu'un soupçon écrasant pesait sur lui; ce n'était rien moins que la responsabilité d'avoir été l'artisan essentiel de la défaite allemande. Comme il s'en ouvrait un jour au colonel Tappen, celui-ci lui avait répondu tout bonnement : " Laissez donc les gens parler. Nous savons fort bien ici comment l'affaire s'est passée. Vous n'avez aucun motif de vous tourmenter si peu que ce soit. "
Les " gens " continuèrent cependant à parler et le calvaire du malheureux von Hentsch n'était pas terminé. Dans les publications allemandes, on voyait apparaître, de temps en temps, des articles inspirés par un même sujet : comment notre armée victorieuse sur tous les points a-t-elle pu être contrainte à la retraite en septembre 1914 ? Comment une " course impétueuse " a-t-elle pu se transformer en un " grave échec " et une stabilisation déprimante ? Dans les états-majors ou les cercles d'officiers, les questions alimentaient d'interminables débats.
Cette défaite inexplicable, il était tentant de l'imputer à une défaillance personnelle; la réputation et la gloire de l'armée demeuraient ainsi indemnes et les Français ne pouvaient se targuer d'avoir réellement battu les soldats allemands. Le recul résultait seulement d'une erreur d'appréciation commise par un simple lieutenant-colonel. Le prestige des généraux eux-mêmes n'en était pas atteint. " L'envoyé du destin " passait ainsi au rôle de bouc émissaire et les inquiétudes que von Hentsch avait exprimées au départ de Luxembourg trouvaient leur pleine justification.
La controverse monta de ton, au début de 1917, après l'échec de Verdun, quand les dirigeants allemands eurent compris que l'espoir d'une issue favorable du conflit s'éloignait définitivement. Von Hentsch remplissait alors les fonctions de quartier-maître général des armées allemandes en Roumanie. Son avancement avait été bien faible puisqu'en deux années de guerre, il n'avait pas dépassé le grade de colonel; ce fait témoigne en lui-même de la réprobation dont Hentsch était l'objet.
En février 1917, obsédé par les propos qui continuent à courir, von Hentsch demande qu'une enquête officielle soit ouverte sur sa mission de septembre 1914. " Je me sens blessé dans mon honneur de soldat, déclare-t-il dans une lettre à la Direction Suprême, par les bruits qui courent sur mon rôle et je ne puis admettre plus longtemps que ma conduite pendant la bataille de la Marne, soit présentée sous un jour qui ne correspond pas à la réalité. "
Le général Ludendorff, qui occupait alors les fonctions de chef d'état-major général de l'armée de campagne, approuve le principe de l'enquête qui sera menée par les services de l'état-major " de l'intérieur ". Celui-ci reprend les documents existants et recueille les dispositions écrites des généraux von Stein, Tappen, Hoeppner (ex-chef d'état-major de la IIIe armée) et celles des colonels von Dommes et Matthes.
Après de multiples discussions et échanges de lettres, la Direction Suprême décide de mettre fin à l'enquête. Le 24 mai 1917, elle adresse aux organes supérieurs de commandement et aux gouvernements militaires une circulaire portant la signature de Ludendorff. Il y est déclaré que le chef de la IIIe armée s'est replié de sa propre autorité et que le lieutenant-colonel von Hentsch avait, conformément à sa mission, enjoint à la Ire armée d'en faire autant. Le document conclut en ces termes : " Il appartiendra aux historiens de l'avenir de décider si la décision du commandement de la IIe armée et si l'ordre de retraite donné au commandement de la Ire armée par le lieutenant-colonel Hentsch étaient effectivement nécessaires. On ne peut pas adresser au lieutenant-colonel Hentsch le reproche personnel d'avoir outrepassé ses pouvoirs. Il a agi uniquement d'après les instructions qui lui avaient été données par le chef d'état-major général de l'époque. Je prie de communiquer cette décision jusqu'aux états-majors de division inclusivement. Ce n'était nullement la réhabilitation souhaitée; von
Hentsch ne pouvait retirer beaucoup de réconfort de ce qu'il était reconnu qu'il n'avait pas " outrepassé ses pouvoirs " puisqu'on doutait, en même temps, qu'il en ait fait bon usage. Un excès d'autorité judicieusement employé aurait été, à tout prendre, moins regrettable. Sous une apparence favorable, la note de Ludendorff confirmait donc la gravité des reproches que von Hentsch sentait peser sur lui. Accablé, le malheureux officier devait mourir peu de temps après. Il allait rejoindre, dans la tombe, le chef dont la faveur lui avait délégué une responsabilité trop lourde pour ses épaules. Moltke et von Hentsch apparaissent donc comme les deux dernières victimes de la bataille de la Marne ! C'était, à vrai dire, bien peu de chose que deux hommes venant s'ajouter aux trois cent mille cadavres que les combats de septembre 1914 avaient laissés dans les champs de l'Ourcq, de Champagne et d'Argonne.
11 novembre 1918. Sur une route du front, le clairon Sellier sonne le " cessez le feu ". Les armées françaises commandées par Pétain et placées sous l'autorité suprême de Foch, généralissime interallié, ont triomphé. La guerre s'achève.
Vainqueurs ou vaincus, les généraux, rendus à la vie du temps de paix, vont consacrer une partie de leurs loisirs à rédiger leurs mémoires. Ainsi feront Joffre, Foch, French, von Kluck, von Hausen, von Kuhl et bien d'autres. Ce sont, bien entendu, des plaidoyers pro domo. Il serait illusoire de rechercher la vérité historique dans des textes qui ne tendent qu'à justifier aux yeux du lecteur les faits et gestes de leur auteur. Aux termes de ces écrits, chaque chef militaire a généralement tout prévu et n'a jamais été surpris par une manœuvre de l'ennemi. Si ses troupes se replient, c'est devant un adversaire " numériquement très supérieur " et s'il est battu, c'est par le jeu des circonstances indépendantes de sa volonté. Il faut donc consulter de tels ouvrages avec beaucoup de prudence.
Quoi qu'il en soit, le déroulement de cette guerre, caractérisée par une lutte d'usure et l'enlisement des armées, avait retiré à l'art militaire toutes possibilités de briller. Le 3e bureau du Grand Quartier Général en était arrivé à étudier des combats engageant quelques bataillons d'infanterie ; une seule feuille d'un plan directeur au 20 000e (et parfois moins) suffisait à représenter le théâtre de l'opération projetée.
En définitive, deux noms émergeaient nettement de ces quatre années de lutte sanglante et opiniâtre, la Marne et Verdun. Mais Verdun où s'était joué le sort de l'Europe, Verdun qui avait coûté tant d'efforts et de sang, Verdun n'avait été qu'une longue bataille d'usure. En définitive, la bataille de la Marne apparaissait, à posteriori, comme la seule rencontre où les règles de la stratégie eussent été utilisées pleinement et, par conséquent, comme l'action la plus spectaculaire et la plus digne d'intérêt. Comment s'étonner qu'elle ait suscité, à elle seule, une abondante littérature et que la polémique rebondisse derechef ?
Pour les Allemands, la campagne de 1914 demeure celle de la victoire manquée, celle qui provoque les regrets les plus amers. La mort de von Hentsch, écrasé par les soupçons qu'il n'avait pu dissiper, n'a pas désarmé ses tourmenteurs. L'ombre du missus dominicus dut frémir lorsque les spécialistes se penchèrent à nouveau sur les circonstances de sa mission pour tenter de lui arracher ses secrets, c'est-à-dire les réponses aux mêmes lancinantes questions : de quels pouvoirs disposait le lieutenant-colonel Hentsch ? Fallait-il réellement battre en retraite au cours de cette journée du 9 septembre ?
Von Dommes et Tappen furent invités, une fois de plus, à fournir leurs témoignages, de même que le capitaine Koenig qui avait accompagné von Hentsch. De la confrontation de ces textes avec les déclarations antérieures, surgissaient des contradictions qui ne pouvaient plus être tranchées. Seule, une analyse attentive et raisonnable des événements permettait de bâtir le fragile édifice d'une hypothèse vraisemblable.
Ce qui ressort à coup sûr d'un examen objectif des faits, c'est que von Hentsch aussi bien que Moltke - tous deux d'un caractère inquiet et porté tout naturellement au pessimisme n'ont retenu des événements que ce qui confirmait leur conception défavorable d'une situation sérieuse, certes, mais nullement compromise. Foch, en une pareille conjoncture, eut regroupé ses troupes et opposé une ferme résistance à un ennemi assez circonspect pour que l'issue des combats restât au moins douteuse. Quoi qu'il en soit, on ne pouvait attendre d'un simple lieutenant-colonel qu'il intervînt pour redresser une action mal engagée, même si la possibilité lui en était apparue, ce qui n'avait pas été le cas.
De quelque côté qu'on aborde l'étude du comportement allemand on est inévitablement ramené à mettre en évidence la responsabilité écrasante de von Moltke. Un plan excellent - celui de Schlieffen - ne constitue pas une recette suffisante pour vaincre. La guerre est un " art d'exécution " et l'exécution, au niveau du haut commandement, avait été médiocre.
Du côté français, les écrits vont également se multiplier. Les historiens officiels, académiciens en exercice ou en puissance, élèvent des monuments littéraires à la gloire d'un commandement militaire considéré comme le symbole même de l'infaillibilité. Ces versions édifiantes provoqueront la verve de certains polémistes dont Jean de Pierrefeu sera le plus brillant représentant. Dans son ouvrage : Plutarque a menti, qui fera un certain bruit, il manifestera un anti-joffrisme nuancé, habilement exprimé, mais tournant parfois au brillant paradoxe.
Quant à Joffre, principal objet de toute cette agitation, il marquera à l'égard des critiques les plus acerbes cette même sérénité tranquille qu'il avait opposée à l'adversité quelques années plus tôt. Si le Catalan s'était montré fort peu prolixe à l'époque de son commandement, il était devenu maintenant tout à fait silencieux; il se refusera avec obstination à participer directement ou indirectement aux controverses concernant les événements de 1914. Ses dispositions intellectuelles l'y préparaient d'ailleurs assez mal. " Je ne sais pas qui a gagné la Marne, mais je sais bien qui l'aurait perdue ", aurait-il déclaré un jour. Le propos est si remarquable par sa concision et par son humour contenu qu'il paraît excéder le talent oratoire, plus que modeste, du maréchal; le sens en restait toutefois d'une rigoureuse pertinence.
Appelé à l'Académie en 1919, Joffre s'y fera remarquer essentiellement par sa ponctualité et la discrétion muette de son attitude. Anna de Noailles voulut en faire le héros d'un dîner mondain mais fut déçue par le comportement de son invité; la poétesse attendait probablement du maréchal qu'il s'adossât à la cheminée du salon et captivât les invités par un récit saisissant. Joffre se contenta de manger avec appétit sans se départir de son mutisme habituel.
Décevant dans la vie mondaine, Joffre ne le fut pas moins lorsqu'il comparut devant une commission parlementaire chargée d'enquêter sur la conduite des opérations en 1914. Ses réponses embarrassées et vagues ne pouvaient rehausser son personnage dans un pays où l'éloquence et le jeu des idées jouissent d'un prestige sans égal.
Invité enfin à représenter l'Académie à l'une des commémorations annuelles de la bataille de la Marne, Joffre s'était dérobé en faisant observer : " Et alors ! il faudra recommencer chaque année ? "
Qu'un militaire d'allure aussi bonhomme ait pu arrêter la ruée allemande, comment y croire ? Qu'un général d'esprit aussi lent soit le vainqueur d'une des grandes rencontres de l'Histoire du Monde, était-ce concevable ?
Douter qu'un chef ait remporté une bataille parce qu'il se révèle médiocre dialecticien et peu ouvert aux jeux de l'intelligence pure, c'est, en vérité, faire une étrange confusion entre deux domaines bien différents de l'activité humaine. Elaborer une oeuvre dans le silence du cabinet de travail, se complaire dans le monde des idées, bâtir sans être harcelé par la contingence un échafaudage de spéculations subtiles qu'on a tout le loisir d'abandonner puis de reprendre suivant les dispositions du moment ou de l'esprit, sont une chose. Diriger une action d'ensemble en coordonnant les volontés innombrables qui doivent y participer, discerner une solution possible parmi les données confuses et contradictoires, prendre sur l'heure des décisions auxquelles sont liées des responsabilités écrasantes et en assurer l'exécution avec une énergie sans faiblesse, constituent une tâche d'une toute autre nature. L'intelligence vive, a sensibilité aiguë, doivent alors céder la place à la volonté ferme, à l'esprit de synthèse et au sens du concret. Un Frédéric II, capable de composer une symphonie, de correspondre avec Voltaire, de gérer un royaume et de gagner des batailles, reste un personnage d'exception et le cours de l'Histoire offre bien peu d'exemples de personnalités présentant des aptitudes aussi diverses.
Au surplus, si le philosophe (ou l'écrivain) n'a pas obtenu l'audience espérée, il peut s'estimer incompris ou méconnu, entretenir des illusions sur sa valeur, imaginer, comme l'a dit Valéry, que sa pensée est " toute puissante et universelle ", prendre " l'habitude des dividendes fictifs et des opérations imaginaires " et attendre des générations futures la reconnaissance de son génie ; le chef de guerre, lui, reçoit très vite, et de façon éclatante, la sanction de ses actes : il est vaincu ou vainqueur. C'est un résultat irrécusable et les généraux battus, s'ils font souvent appel à la postérité, n'ont pas grand-chose à attendre d'elle.
Joffre mourut le 3 janvier 1930. Des funérailles nationales lui furent accordées, cérémonies imposantes qu'entoura un très vif sentiment de sympathie populaire. Les braves gens que l'allure hautaine ou le ton péremptoire effarouchent, aimaient la bonhomie, la simplicité de manières et l'effacement de ce maréchal au visage patriarcal.
Le temps nous sépare maintenant de l'époque ou Français et Allemands s'affrontaient sur les plateaux du Multien, dans les plaines de Champagne ou près des Hauts de Meuse. Un demi-siècle pendant lequel la guerre a pris un caractère endémique, ne s'éteignant en un point du globe que pour s'allumer sur un autre. Or, toute technique s'améliore et se perfectionne quand elle est l'objet d'une activité soutenue. Les chars de combat ont remplacé les cavaliers porteurs de la lance et couverts d'une cuirasse. Quant aux frêles machines volantes d'août 1914, qu'ont-elles de commun avec les avions hérissés de canons à tir rapide ou les énormes appareils qui descendance ailée des taxis de la Marne, transportent des divisions entières ? On peut dire au passage que le haut commandement français n'avait pas très bien compris cette évolution puisqu'il prépare en 1938 une guerre défensive calquée sur la précédente, renouvelant ainsi, mais en sens inverse, l'erreur commise en 1914.
Le fantassin, s'il est mieux armé et équipé, n'a pas développé ses capacités naturelles; et même, gâtés par une civilisation du moteur, bien peu de soldats des armées européennes seraient capables d'accomplir les performances des hommes de von Kluck accourant, à marches forcées, pour secourir leurs camarades du IVe corps de réserve.
Nous en avons tant vu, tant de pauvreté Nous avons dépouillé de si basses rancunes Nous n'avons plus de goût pour les forfanteries
écrivait Charles Péguy. Dans la plaine de Villeroy, les arbres qui ont été plantés autour de la Grande Tombe où reposent le poète et ses soldats montent bien haut dans le ciel. La rivalité franco-allemande est un souvenir encore proche mais que l'avenir effacera sans doute.
Supérieurement préparés, dotés de remarquables méthodes de combat et exécutant un plan " du plus grand style ", les Allemands ont échoué en 1914 parce que leur Direction Suprême n'a pas été égale à la valeur de ses troupes et à la solidité des vues de Schlieffen. Les plus lourdes fautes sont imputables à l'homme qui, de Luxembourg, portait la responsabilité suprême. Dressons-en un dernier inventaire : direction trop lointaine et trop " lâche " des armées, coordination insuffisante de leurs actions, inconstance dans le choix des objectifs, dispersion des efforts, affaiblissement de l'aile marchante (les deux corps envoyés en Prusse Orientale), et enfin, attitude passive devant l'apparition d'un état de crise auquel les initiatives des chefs d'armées ne pouvaient, seules, apporter de solution convenable.
Jugeant assez bien des situations, Moltke n'avait pas trouvé en lui les ressources d'énergie et de volonté pour tenter de dominer les événements et d'en infléchir le cours. Désarroi incurie, mollesse, fatalisme résigné, abdication, tels sont les mots qui viennent tout naturellement sous la plume quand on réfléchit au comportement du chef d'Etat-Major Impérial.
Interrogé par un journaliste suédois sur les combats de septembre 1914, von Kluck a déclaré un jour : " Que des hommes ayant reculé pendant dix jours, que des hommes couchés par terre et à demi morts de fatigue puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c'est là une chose avec laquelle nous n'avions jamais appris à compter; c'est là une possibilité dont il n'a jamais été question dans nos écoles de guerre. " Ce texte a souvent été cité; la remarque du général allemand vaut, certes, comme un hommage qu'ont largement mérité les soldats français et britanniques.
On accueillera avec plus de réserve la tentative de justification, a posteriori, présentée par le chef de la Ire armée. Il est de règle qu'un militaire attribue ses échecs à des circonstances insolites et au comportement inusité de l'adversaire. Nous avons entendu, très récemment, des remarques analogues. En vrai, l'erreur commise par les généraux allemands résultait moins d'une faille dans leur instruction que de l'orgueil démesuré qui les animait, d'un manque absolu d'esprit d'équipe et de la défaillance du commandement suprême.
Joffre porte l'entière et écrasante responsabilité des revers subis lors des rencontres aux frontières (Morhange, Charleroi). On doit lui imputer aussi de n'avoir pas su tirer un parti correct des possibilités d'une action défensive exploitant les ressources du terrain (celui du massif de Saint-Gobain et des plateaux du Soissonais, par exemple) et de n'avoir compté que sur la stratégie pour arrêter les armées allemandes, comme si la France n'était rien d'autre qu'un champ de manœuvre.
En face de ce passif très lourd, on doit admettre les éléments d'un actif qui n'est pas négligeable. Si Joffre avait manqué de l'autorité nécessaire pour repousser une doctrine insensée, il avait eu la sagesse et le discernement de ne pas persister dans des méthodes qui conduisaient les armées françaises au désastre.
Le mérite de la victoire de la Marne peut-il être refusé à celui qui assuma la responsabilité de toutes les opérations qui, en définitive, ont conduit au succès ? Les détracteurs de Joffre ont prétendu que cette réussite était le résultat d'un hasard heureux et d'une situation favorable auxquels le commandement était étranger. Il faut alors relire la " Note personnelle au ministre de la Guerre " datée du 3 septembre. Les grands traits de la future bataille y sont tracés avec une remarquable précision : " Attendre quelques jours avant de livrer la bataille en prenant en arrière le champ nécessaire pour éviter l'accrochage de nos armées. Récupérer sur nos deux armées de droite, en leur assignant des missions strictement défensives, deux corps d'armée au moins. Préparer une offensive prochaine, en liaison avec l'armée anglaise et avec les troupes mobiles de la garnison de Paris. "
Que les déficiences du commandement allemand aient littéralement suscité les conditions indispensables au rétablissement des armées françaises, cela n'est pas douteux. Mais, dans le cours de l'histoire militaire, trouverait-on beaucoup de batailles échappant à une constatation de même nature ? Exploiter les fautes de l'ennemi, n'est-ce pas la recette habituelle du succès ?
Si la manœuvre de la 6e armée a, en définitive, entraîné le recul des Allemands, c'est que le minutieux travail de Joffre et du Grand Quartier Général avait construit un dispositif judicieux et opéré une redistribution des unités, assurant la supériorité numérique à un endroit sensible tout en conservant une solidité convenable à l'ensemble de la ligne de combat.
Il est certainement équitable, quand on dresse ce bilan, de signaler au passage le service rendu par nos alliés russes lors de ces heures difficiles. L'offensive déclenchée par eux, conformément aux promesses qu'ils avaient faites, a joué un rôle important dans le déroulement des combats en modifiant la répartition des forces en présence. De quel poids auraient pesé, dans la rencontre, les deux corps d'armée expédiés en Prusse Orientale s'ils étaient venus renforcer l'armée de von Kluck ?
A Gallieni, gouverneur de Paris, revient le mérite, moins d'avoir saisi l'intérêt d'une manœuvre évidente que de n'avoir pas hésité à lancer dans la lutte la garnison de la capitale, puis d'avoir appuyé par tous les moyens et toutes les ressources de son intelligence, les combats menés dans le secteur de l'Ourcq. Encore que ces engagements soient restés indécis, ils devaient tout de même provoquer indirectement la rupture du front allemand. Cependant, un conseil opportun, une collaboration intelligente et même le fait probable d'avoir quelque peu forcé la décision de Joffre, ne peuvent valoir à Gallieni d'apparaître comme le seul " vrai vainqueur " de la Marne. De ces deux hommes si différents, il n'apparaît nullement indispensable " pour élever l'un ... d'abaisser l'autre ". Au cours de sa carrière coloniale, Gallieni a donné suffisamment de preuves de ses dualités d'énergie et d'initiative pour qu'il ne soit pas nécessaire de grossir l'importance de son rôle.
Il faut d'ailleurs observer que la renommée de Joffre a été compromise au moins autant par ses panégyristes que par ses détracteurs. Les premiers ont donné à leurs éloges un caractère excessif et ont voulu, contre toute logique, attribuer au Catalan les traits d'un grand homme de guerre. Ses ennemis, par une réaction bien naturelle, lui ont dénié toutes les qualités, même les plus évidentes, ont travesti tous ses actes et bâti la légende d'une bataille de la Marne gagnée malgré Joffre. " Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité ", la formule vaut ici comme en de nombreux cas analogues.
Les chefs militaires français sont communément jugés par rapport à ce dieu de la guerre que fut Napoléon. On peut trouver absurde de tenter une comparaison entre le fils du tonnelier de Rivesaltes et le vainqueur de Marengo et d'Iéna; mais on n'aura garde d'oublier que la carrière de celui-ci s'est achevée dans le sanglant désastre de Waterloo. Or, si l'on considère le commandement militaire, non comme un art en soi, ni comme un moyen de satisfaire des ambitions personnelles, mais seulement comme une façon de servir son pays, on sera conduit à juger les généraux non sur leurs prouesses techniques, mais sur le bilan définitif des opérations qu'ils auront dirigées. Vu sous cet angle, les mérites du " Corse aux cheveux plats " s'amoindrissent singulièrement.
Napoléon s'entourait de maréchaux auxquels il demandait seulement d'être des entraîneurs d'hommes et d'exécuter fidèlement les directives qu'ils recevaient. Joffre n'aurait probablement pas vaincu en septembre 1914, s'il n'avait été secondé par Gallieni, par des généraux tels que Foch, Sarrail et Franchet d'Esperey et si ses soldats n'avaient témoigné d'un admirable patriotisme. Mais ses généraux, il les avait choisis et, peut-être, le Catalan aurait-il pu dire : " Ma réussite vient de ce que j'aie su m'entourer de collaborateurs plus intelligents que moi. " Si cette réflexion comporte, bien entendu, une sérieuse part de feinte modestie, il reste que le choix judicieux de ses subordonnés est une des qualités essentielles du chef et que Joffre avait celle-là.
Enfin, on ne peut oublier ni contester que, dans une conjoncture de défaite, alors que les principes admis s'étaient effondrés et que le pays semblait au bord du gouffre, le sang-froid et le calme de Joffre aient constitué le seul point d'appui solide autour duquel les efforts ont pu s'organiser.
Que l'homme lui-même se soit montré inférieur à son destin et à la victoire de septembre 1914, on ne le niera pas, mais l'histoire offre d'innombrables exemples analogues et cette remarque ne saurait retirer au fils du tonnelier de Rivesaltes la gloire d'avoir mené une action dans laquelle personne ne peut se flatter d'avoir assumé de plus lourdes responsabilités que les siennes.
Les armées allemandes se sont présentées à nos frontières. En 1870 un haut commandement français défaillant n'a pas su les repousser. Pour avoir réussi à leur barrer la route en 1914, on ne refusera pas à Joseph Joffre d'avoir " bien mérité de la Patrie ", mais on ne dissociera pas de cet hommage tous les combattants dont la volonté, le courage et l'esprit de sacrifice auront permis cet extraordinaire redressement : le " miracle de la Marne ".
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