ORGANISATION ET MATÉRIEL DE L'AÉRONAUTIQUE MILITAIRE FRANÇAISE LORS DE LA DEUXIÈME BATAILLE DE LA MARNE

Merci beaucoup à monsieur Michel Bénichou Rédacteur en Chef du "Fana de l'Aviation" qui nous autorise à reproduire l'article de monsieur Patrick Facon (Directeur des recherches du Service Historique de l'Armée de l'Air) sur l'organisation et le matériel de l'Aéronautique militaire française lors de la deuxième bataille de la Marne. Cette article, illustré de photos, est paru dans le numéro 348 de novembre 1998, merci encore à tous deux.

Le 14 juillet 1918, la dernière offensive allemande fut arrêtée sur la Marne. Cette deuxième "Bataille de la Marne" fut une victoire de l'aviation.

Rien ne serait plus approximatif, voire caricatural, que de discerner en 1914-1918 autre chose que des combats isolés entre des pilotes aspirant au titre envié d'as ou l'emploi par petits paquets de bombardiers larguant sur les forces ennemies des fléchettes Bon ou des bombes rudimentaires. Si elle peut s'apparenter à cette image pendant les premiers mois de son existence, la Grande Guerre dépasse très largement un tel cadre. Que les Guynemer, les Fonck, les Ball, les Bishop, les Richthofen, les Bölcke et autres Rickenbacker se soient affrontés dans des duels aériens sans merci où leur habileté manoeuvrière a la plupart du temps décidé de l'issue des combats, constitue une évidence. Mais ce conflit a surtout révélé l'intérêt d'un certain nombre de conceptions d'emploi nouvelles d'une arme aérienne confinée jusque là à de simples missions de reconnaissance, d'observation ou de réglage des tirs d'artillerie.

Si les années 1914 1915 ont été marquées par l'éclosion des spécialités renseignement, bombardement, chasse , 1916 constitue le moment où, l'expérience de la bataille de Verdun aidant, les adversaires en présence découvrent l'importance essentielle de la bataille aérienne. Dès le premier jour de leur offensive sur Verdun, le 21 février, les Allemands lâchent des dizaines de Fokker dans la guerre aérienne monoplans qui balaient du ciel les avions d'observation et les ballons de réglage d'artillerie de leurs adversaires. Aveuglée, l'artillerie française est presque incapable de réagir, de sorte que les troupes allemandes progressent rapidement, emportant tout sur leur passage. Il faut, à la demande de Pétain, la concentration, dans le secteur de Verdun, sous les ordres du commandant de Rose, de tout ce que la chasse française compte d'escadrilles et de pilotes qualifiés pour rétablir la situation dans les airs et, partant, au sol.

La bataille aérienne, par laquelle s'obtient la maîtrise de l'air, n'est donc pas une fin en soi, mais un moyen de permettre à la bataille au sol de se dérouler dans les meilleures conditions possibles.

Le catalyseur du Chemin des Dames

Pourtant, aussi efficace qu'elle soit, la réunion de l'aviation de chasse en de puissants ensembles offensifs ou défensifs s'identifie à des initiatives provisoires qui ne survivent à l'arrêt de telle ou telle grande offensive. Ainsi en va t il de la grande attaque franco-britannique sur la Somme, en juillet 1916, où les armadas alliées conquièrent et conservent la maîtrise de l'air plusieurs mois durant. La création des premiers groupes de combat permanents, au sein de l'Aéronautique militaire française, en novembre de la même année, constitue un pas important dans le processus qui conduira à l'emploi en masse de l'aviation au dessus du champ de bataille. Mais la cruelle expérience vécue au cours de l'offensive Nivelle, en avril-mai 1917, contraint à des révisions en profondeur en matière de doctrine d'emploi. Si les Britanniques ont connu leur " Bloody April " (avril sanglant), qui s'est traduit par des pertes sans précédent en avions et en personnel navigant, l'aviation française n'en a pas pour autant été épargnée. Du 16 au 30 avril, elle dénombre en effet 108 tués, blessés ou disparus, tandis que le Royal Flying Corps enregistre 75 avions détruits au combat, sans parler de 56 autres accidentés. Que dire des pertes humaines ? Sur 912 navigants britanniques présents au début de 1917 sur le front occidental, 316 ont été tués, blessés ou portés disparus le 30 avril suivant. Les Albatros qui composent le "Cirque volant" de von Richthofen ont assurément fait du bon travail face aux Nieuport XVIII, aux quelques SPAD VII en service au moment de l'offensive Nivelle (70 exemplaires), aux Airco DH.2 et aux Bristol "Fighter" qui forment l'ossature de la chasse alliée.

Face à une telle hémorragie, des remèdes exceptionnels s'imposent. De même que le Gén. Pétain succède au Gén. Nivelle, vaincu au Chemin des Dames, à la tête des armées françaises, le Commandant du Peuty, qui trouvera une mort glorieuse au combat, cède la place au Colonel Duval au Service aéronautique aux armées, attaché au G.Q.G. (le grand quartier général), chargé de la conduite de la guerre à l'Ouest.

Comme Joffre et Barès, de 1914 à 1916, Pétain et Duval partagent les mêmes idées sur l'emploi et le destin de l'Aéronautique militaire française. Le premier ne cesse d'insister sur l'importance capitale prise par l'aviation, la nécessité d'être maître de l'air si l'on entend parvenir au succès. Le second, qui sort du commandement de l'aéronautique d'une armée terrestre, croit de manière très ferme en l'avenir de l'arme aérienne, même s'il ne le voit pas forcément dans une indépendance qu'il réprouve. Il bénéficie d'un a priori favorable de la part du commandant en chef, mais aussi de sa confiance. Pétain, après avoir jugé sur pièces, lui confiera plus tard les fonctions d'aide-major chargé des opérations et des renseignements, tout en lui conservant celles de commandant de l'aéronautique. Les deux hommes s'accordent donc pour conférer à l'aviation une place qu'elle n'a encore jamais eue au sein des armées françaises et ils entendent la réformer en profondeur, malgré les protestations qui l'usent dès l'été de 1917.

Une force aérienne tactique avant la lettre

A Duval revient donc la tâche ingrate et délicate de transformer en une arme à la fois cohérente et efficace, adaptée à la guerre de masse, les moyens aériens disparates qu'aligne l'armée française au milieu de 1917. Tout cela ne va pas sans importantes controverses, sans graves polémiques. Le débat doctrinal qui entoure l'action du commandant de l'aéronautique aux armées et la réticence avec laquelle ses idées vont être appliquées par une partie de ses subordonnés en témoignent. Mais ce brillant officier n'en sait pas moins apporter des solutions originales à l'un des problèmes essentiels auxquels sont confrontées les aviations de tous les camps en présence à la l'in de 1917 l'organisation de la masse de l'aviation et la définition d'une doctrine d'emploi conforme à l'évolution de la guerre.

À peine nommé au Service aéronautique du G.O.G., le 2 août 1917, Duval, alors colonel, découvre non sans effarement le triste état dans lequel se trouve l'aviation française. Pour redresser la situation, sortir des errements dans lesquels elle s'est perdue jusque là, il lui faut prendre des mesures drastiques : rompre avec l'individualisme des pilotes de chasse, en leur apprenant à combattre en formations denses; s'opposer avec fermeté aux doléances des commandants d'aéronautiques d'armées, partisans d'un saupoudrage des escadrilles de chasse et de bombardement tout au long du front. Toute son action est dirigée vers un seul but : former une masse d'aviation réservée, placée sous une seule autorité, afin d'intervenir avec la plus grande célérité possible en un point quelconque du front occidental. Un front occidental où les Allemands, il ne l'ignore plus dès les derniers mois de 1917, bénéficieront d'un avantage numérique considérable grâce aux divisions qu'ils vont pouvoir ramener de Russie, en proie à la révolution bolchevique.

L'idée n'est pas neuve en soi. Dès le mois de juillet 1917, Pétain l'a exprimée dans une directive fondamentale, où il envisage de créer une réserve générale d'aviation susceptible d'être mise à la disposition des groupes d'armées terrestres en cas de nécessité. Une réserve générale d'aviation équivalente à la réserve générale d'artillerie, constituée par le grand quartier général en février 1917.

Mais encore faut il définir de quelle manière l'aviation devra être engagée au combat. Pour Duval, tout est clair : la chasse est faite pour gagner la bataille aérienne, c'est à dire assurer la liberté d'action des escadrilles d'observation, et permettre l'intervention du bombardement dans la bataille terrestre, en recherchant, en attaquant et en détruisant les chasseurs ennemis.

Jusqu'à la fin de 1917, cette mission est confiée à des groupes de combat c'est à dire de chasse manquant de cohésion et n'ayant pas toujours obtenu les résultats souhaités. Aussi le commandant de l'aviation aux armées décide de former des escadres de combat permanentes, rassemblant un certain nombre de groupes de combat, et capables d'intervenir en phalanges compactes. Ces formations naissent officiellement le 4 février 1918, neuf jours avant les escadres de bombardement qui, elles aussi, doivent être organisées de façon à faire masse. Cette aviation réservée, qu'il n'est pas question de disperser dans les armées terrestres, interviendra sous les ordres du grand quartier général, en tirant le meilleur profil des effets de concentration et de puissance propres à l'arme aérienne. Masse et concentration. Tels sont les maîtres mots de la doctrine formulée par Pétain et Duval. Masse, parce que les offensives ennemies attendues sur le front occidental pour le printemps de 1918 requièrent l'emploi de nombreux avions groupés en formations puissantes; concentration, parce que, ne pouvant être forte partout et au même moment, l'aviation doit être en

mesure d'acquérir la supériorité aérienne en un point donné du front, en y regroupant tous les moyens disponibles, pendant tout le temps nécessaire.

S'ils n'ignorent pas l'intérêt d'employer l'aviation de bombardement contre des objectifs stratégiques, Pétain et Duval, raisonnant en terrestres, n'en estiment pas moins que l'acte essentiel est la bataille au sol. Aussi, les escadres de combat et de bombardement constituées par leurs soins sont elles destinées à être employées en priorité sur les arrières immédiats de l'ennemi, où elles devront s'en prendre aux troupes en marche et aux voies de communication. Bref, le G.Q.G. se montrerait plutôt favorable à la constitution d'une aviation qui serait une sorte de force aérienne tactique avant la lettre. Cette vision de la guerre aérienne explique l'énergie avec laquelle le commandant de l'aéronautique aux armées s'opposera, en mai 1918, au projet britannique de corps de bombardement interallié indépendant, en s'exclamant : "Il ne s'agit pas pour l'instant de démolir des maisons dans les villes allemandes : il s'agit de gagner la bataille. Si nous sommes vaincus . riens sur terre, le bombardement de Cologne est sans intérêt."

L'expérience de la bataille de Picardie

Les premières escadres sont à peine formées qu'éclate l'offensive tant redoutée par les Franco Britanniques. Le 21 mars 1918, les troupes allemandes déferlent en Picardie, submergeant les défenses alliées et s'appliquant à séparer les armées britannique et française afin de porter un Coup fatal a la coalition. Dans cette bataille où, pour la première fois depuis 1914, la guerre de mouvement semble reprendre sur le front occidental, Duval fait intervenir l'aviation réservée du groupe d'armées du Nord (G.A.N.), créée 11 jours auparavant par le rassemblement de deux groupements de combat constitués d'escadres de chasse et de bombardement (Les escadres portent, familièrement le nom de leurs chefs : escadre Ménard pour la chasse et escadre Féquant pour le bombardement. Ceux ci étaient déjà de grandes figures des débuts de l'aviation militaire française avant 1914. N.D.L.R.) et d'un groupe de bombardement de nuit.

L'ossature de ces dizaines d'escadrilles, Jetées dans le creuset des combats, est formée de deux avions principaux. Pour la chasse, il s'agit du SPAD XIII C1, brillant monoplace armé de deux mitrailleuses Vickers tirant a travers le champ de l'hélice. Cet appareil, outre qu'il est manoeuvrable, bénéficie d'une robustesse exceptionnelle, même si sa structure est de bois et son revêtement de toile. Mû par un moteur Hispano 8B de 220 ch, ce biplan a plus de surface alaire, plus de puissance que le VII; armé de deux mitrailleuses légères, il est incontestablement le meilleur des chasseurs alliés de 1918.

Les escadres de bombardement de jour, quant à elles, alignent pour la première fois dans l'histoire de cette guerre longue et cruelle, un avion bien adapté aux missions qu'elle est amenée à accomplir même si le lancement de 1a fabrication en série de cette machine a été fort retardé et s'il n'a commencé à servir en nombre qu'au début de 1918. Il s'agit du Breguet XIV B.2. Un appareil d'excellente facture qui sera grandement amélioré au fil des engagements opérationnels. Doté d'un moteur puissant un Renault ou un Lorraine Dietrich de 300 ch ce biplan innove dans le sens où en lieu et place du bois et des haubans habituels, sa structure comporte désormais une importante proportion de Duralumin. Stable maniable et souple, il atteint 180 km/h au niveau de la mer et près de 150 km/h a l'altitude de 5000 m, ce qui est très rapide car les chasseurs les plus performant ne vont guère plus vite. Il est capable d'emporter une charge offensive appréciable, constitué de 32 bombes de 8 kg et dispose d'un armement défensif' formé de deux mitrailleuses Lewis jumelées servies par l'opérateur de bombardement, en poste arrière, et d'une mitrailleuse Vickers montée sur le flanc de l'avant du fuselage et tirant, sous l'action du pilote, à travers le champ de l'hélice.

De son côté, l'aviation de bombardement de nuit, partie intégrante et importante de la future Division aérienne, repose sur 1e Voisin Renault, type IX ou X, à moteur de 280 ch, très supérieur au Voisin Peugeot et capable d'emporter une charge offensive de près de 300 kg. Le Voisin domine littéralement cette spécialité qui a accompli d'immenses progrès depuis les premiers raids nocturnes de la Grande Guerre, avec, en août 1918, 245 exemplaires en service dans les escadrilles françaises, contre trois dizaines de Caproni, gros biplans bimoteurs italiens.

L'aviation réservée du G.A.N. se montre d'une efficacité réelle lors de la bataille livrée pendant les derniers jours de mars. Elle fait intervenir indifféremment ses escadres de chasse afin de balayer du ciel les avions ennemis ou, dans des actions combinées, ses escadres de chasse et de bombardement.

Duval comprend vite, comme les Britanniques le feront en 1941 1942 en montant leurs opérations Circus ou Rodeo, que seule l'intervention du bombardement contraint l'ennemi à faire décoller ses avions de chasse. Il imagine donc une méthode mettant en action des escadrilles de bombardement de jour, escortées de près par des "avions de combat" biplaces ou triplaces, et accompagnées à distance par des formations de chasseurs monoplaces.

Et cela paie. Changeant de base de départ rapidement et de nuit, parfois à 150 km de distance, les groupements Ménard et Féquant peuvent, dès le matin suivant, engager plusieurs dizaines d'avions dans la bataille. À ce rythme, l'aviation française parvient, en quatre jours, du 21 au 25 mars, à acquérir la maîtrise du ciel au dessus de la Picardie. Dès le lendemain, par groupes de 80, SPAD et Breguet, frappés de la cocarde française, interviennent sur les arrières des Allemands, semant la panique et désorganisant les troupes en marche et les convois de l'ennemi, faisant naître chez lui le sentiment de n'être plus nulle part à l'abri. Au début d'avril, lorsque l'offensive allemande s'arrête, à bout de souffle, tout près d'Amiens, l'aviation réservée du G.A.N. peut se targuer d'avoir lancé dans la bataille 77 escadrilles, parmi lesquelles 36 de chasse, 18 de bombardement de jour et de nuit, 14 de corps d'armée et d'artillerie.

La bataille du Chemin des Dames

Les succès remportés pendant la bataille de Picardie confortent Duval dans l'idée que les thèses qu'il s'applique à défendre sont les bonnes. Tour a tour passant de la réflexion à la mise en pratique, il tire les enseignements des opérations de la fin du mois de mars en créant la Division aérienne (Daé).

Le commandant de l'aéronautique aux armées discerne dans cette Division aérienne la formule idéale pour coordonner de façon efficace l'action de toute l'aviation réservée. Aussi, le 14 mai 1918, il rassemble dans cette structure nouvelle et originale que ni les alliés, ni les ennemis de la France n'ont imaginée quatre groupements complets, ceux de Ménard, Féquant, Chabert et Villomé, soit plus de 600 avions de chasse ou de bombardement. Cette masse doit agir en bloc, sous un même commandement, sans qu'il soit question de la disperser au sein des différentes armées terrestres. Ce faisant, Duval, devenu général, se heurte à l'hostilité latente, sinon virulente, de presque tous ses subordonnés : le commandant de Goÿs, qui incarne le bombardement, les commandants Ménard et Féquant, représentants des chasseurs. Là réside l'essentiel du débat sur la Division aérienne; là s'affrontent de plein fouet les conceptions des responsables terrestres, qui souhaitent disposer de leurs moyens aériens propres, et celles de Duval qui prend en compte les particularités de l'arme aérienne et essaie d'en tirer le parti le meilleur. Confronté à un tel tollé, il tient à diriger lui-même la Division aérienne au combat. Au moins disposera-t-il du poids nécessaire pour agir contre tous ceux qui s'emploieront à la dissocier. Il résistera jusqu'au 8 septembre 1918, lorsque la tempête se sera apaisée, et cédera la place à l'un de ses fidèles adjoints, le Col. de Vaulgrenant.

La DAé a été constituée depuis à peine 13 jours qu'une catastrophe sans précédent s'abat sur le front français. Dans le secteur du Chemin des Dames, une offensive allemande foudroyante emporte dans un maelström de fer et de feu les lignes tenues par des divisions françaises et britanniques fatiguées. Les lignes alliées sont percées en quelques heures et les Allemands progressent bientôt en terrain libre tout droit vers le Sud, droit vers la Marne. Aucun obstacle naturel ne peut les ralentir. Bientôt, ils menacent Paris, approchant de ChâteauThierry et de Dormans.

Hormis le bombardement de nuit, qui assaille sans cesse les arrières de l'ennemi, le bombardement de jour intervient par vagues successives, après avoir été rassemblé en deux jours, conduit par les Vuillemin, les de Goÿs, les des Prez de la Morlais. Ne tenant que très peu compte du danger, les Breguet XIV B.2, accompagnés par les chasseurs monoplaces, parfois à basse altitude, larguent leurs bombes ou mitraillent les colonnes allemandes qui déferlent depuis Fismes, dans la région de Fère-en-Tardenois.

Mais les pertes deviennent importantes et les effectifs des escadrilles fondent à toute vitesse. Aussi faut-il trouver d'urgence une solution au problème lancinant de l'escorte en profondeur au-dessus du territoire adverse. Les SPAD manquent d'autonomie pour suivre les bombardiers loin au-dessus de l'ennemi. En attendant, il faut faire avec ce qui existe...

Et les résultats sont étonnants! Lors de la contre-offensive Mangin du 11 juin 1918, au sud de Montdidier, les 600 avions de Duval, rassemblés sur un front de 130 km, s'assurent une complète maîtrise de l'air. Les unités de bombardement peuvent alors participer à la bataille terrestre, en écrasant les positions de l'artillerie et les lignes de communication ennemies.

La bataille de Champagne et la contre-offensive alliée

Le problème de l'escorte n'est résolu qu'un mois plus tard. Ce n'est qu'à la veille de la grande attaque allemande du 15 juillet - le Friedensturm (l'offensive pour la paix) - que les équipages du bombardement sont en mesure d'opérer avec une plus grande sécurité au-dessus de l'adversaire, grâce à la mise en service du multiplace d'escorte à long rayon d'action Caudron R. 11. Celle-ci marque une étape importante dans l'histoire de la Division aérienne.

Les trois escadrilles qui sont équipées de ce grand biplan hérissé de mitrailleuses - la C.46, la C.239 et la C.240 - font preuve d'une réelle efficacité. Chaque avion emporte trois tourelles de deux mitrailleuses servies par des tireurs éprouvés, formés à l'école de tir de Cazaux. Véritables chiens de garde des Breguet XIV B.2. les lourds Caudron R 11 révéleront leur imposante puissance de feu dès les premiers engagements, tenant à distance, par leurs tirs croisés, les redoutables chasseurs jetés au combat par l'aviation allemande, comme le superbe Fokker D VII.

Depuis le 15 juin, souhaitant conférer plus de souplesse à la DAé, Duval en teste une nouvelle formule avec deux brigades mixtes composées de chasseurs et de bombardiers de jour, placées respectivement sous les ordres des commandants de Goÿs et Féquant. La formule doit permettre à Duval de mieux coordonner les actions conjointes des chasseurs et des bombardiers dans la bataille. De fait, elle semble donner de bons résultats pendant le Friedensturm, où la DAé domine l'aviation ennemie.

Ayant établi des liaisons étroites avec les IVème, et VIème Armées terrestres, concernées par l'offensive lancée de chaque côté du saillant de Reims, la DAé s'apprête à faire face aux furieux assauts allemands.

L'enjeu est de taille. Si l'ennemi parvient à franchir la Marne de force, à établir des têtes de pont sur la rive droite et à poursuivre sa marche vers l'est, c'en sera fini de la ville des sacres. Dans le cas où celle-ci tomberait, une crise majeure affecterait le front occidental. Pétain, Duval et tous les subordonnés de ce dernier en sont convaincus et attendent l'assaut adverse de pied ferme. Justement, le passage de la rivière doit être effectué par une douzaine de passerelles que les Allemands ont tenté de dissimuler aux regards des équipages de la reconnaissance aérienne française en les construisant à fleur d'eau, tout près de Dormans.

Le chef de la DAé a bien réparti les rôles en vue de cette journée décisive. Il demande à l'aviation de combat de dégager du ciel les chasseurs ennemis et de s'occuper ensuite des avions d'observation et des ballons frappés de la croix pattée. Le bombardement, quant à lui, opérera sous la seule protection des Caudron R 11 des Escadrilles C.239 et C.240.

Peu après 8 heures du matin, les Breguet XIV B.2 de l'Escadre 12 prennent l'air par vagues entières pour se porter entre ChâteauThierry et Verneuil, et y bombarder les passages empruntés par les Allemands. Ce sont 88 bombardiers en formations serrées, accompagnés par tous les multiplaces d'escorte disponibles, qui se portent à l'assaut, en masses compactes, opérant à des altitudes de 400 à 1200 m. En moins d'une heure à peine, ils larguent plus de 17000 kg de bombes sur l'adversaire, détruisant le pont de Courcelles et endommageant les ouvrages de Jaulgonne et de Varennes.

Ils ne s'arrêtent pas là. Dans l'après-midi, ayant à peine eu le temps de refaire les pleins de ses appareils et de les faire réarmer, Duval repart à l'attaque dès 16 heures, avec une masse de 74 Breguet de bombardement, toujours entourés par les chiens de .garde que sont les escadrilles de Caudron, sous les ordres du commandement Vuillemin. Les Breguet lâchent plus de 18 tonnes de projectiles sur l'ennemi et tirent 3500 cartouches, touchant de plein fouet des convois allemands et anéantissant une passerelle. Un peu plus tard, 62 Breguet XIV et Caudron R 11 sous les ordres de Féquant interviennent sur les mêmes objectifs, larguant neuf tonnes de bombes et infligeant de lourdes pertes à l'ennemi.

Tout recommence le lendemain 16 juillet, avec la Première Brigade de de Goÿs, dont 70 Breguet XIV B.2 se ruent à l'assaut entre Tréloup et Dormans, protégés par quatre Caudron R 11, tandis que l'aviation de combat s'applique à contenir les Fokker ennemis. Près de 17 tonnes de bombes s'écrasent au milieu des convois et des troupes ennemies qui embouteillent les routes, y semant la mort et la dévastation, coupant des ponts et des passerelles. Pour l'ennemi, la situation est proprement infernale. Jamais plus qu'en ces journées des 15 et 16 juillet, les conceptions tactiques de Duval et l'efficacité de la Division aérienne n'auront été mieux exprimées.

L'aviation, engagée en masses compactes, permet de stopper la progression de l'armée allemande au-delà de la Marne et de préserver Reims d'un encerclement par le sud.

La victoire

Cette bataille d'arrêt, livrée le 15 juillet, est à peine achevée que la DAé est impliquée dans la contre-offensive alliée du 18. Les bombardiers de jour interviennent de façon massive, gênant la retraite allemande qui prend, chaque heure qui passe, de plus en plus d'ampleur. Vient ensuite la bataille du Santerre, en août, où, dans la seule journée du 11, 133 avions appartenant à la brigade de Goÿs déversent 24,7 tonnes de bombes sur Guiscard et Beaurains, tout en abattant six chasseurs allemands. La Division aérienne intervient aussi avec succès dans la bataille du saillant de Saint-Mihiel, en septembre, où les alliés engagent près de 1500 avions - la plus importante concentration aérienne de la Grande Guerre - sous le commandement du général américain Mitchell. Puis elle opère sur le front de Champagne où s'engage, le 26 du même mois, une offensive qui, progressivement, repousse l'ennemi jusqu'à la frontière belge. En cette occasion, à Vouziers, 148 Breguet XIV B.2 et 16 Caudron R 11 effectuent un raid impressionnant au cours duquel sont déversées 36 tonnes de bombes.

Reste l'impressionnante attaque que le général Pétain, commandant en chef des armées françaises du front occidental, prépare en Lorraine dans le but de pénétrer en territoire allemand - une attaque dans laquelle la DAé aurait dû être impliquée, au même titre que d'autres masses d'aviation. Cette offensive n'aura jamais lieu, l'Armistice ayant été signé avant.

Fruit d'un long et patient travail conduit par le Gén. Duval et quelques-uns de ses plus fidèles officiers, la Division aérienne s'est, tout compte fait, révélé un outil puissant et efficace, bien adapté à l'immense bataille livrée sur le front occidental en 1918. Son organisation et les tactiques qu'elle a appliquées auraient sans doute pu être perfectibles.

Duval l'a précisé à diverses reprises, la DAé n'a jamais eu de forme définitive ; elle n'a jamais cessé d'évoluer au fur et à mesure de l'expérience acquise dans la bataille. C'est sans doute là que réside un des plus grands mérites du chef de l'aéronautique aux armées, qui n'a pas voulu s'enfermer dans un dogmatisme de mauvais aloi et s'est toujours appliqué à conserver à l'outil qu'il a forgé la plus grande souplesse et la plus large faculté d'adaptation. Mieux, dès 1918, Duval a envisagé la création d'une seconde Division aérienne qui aurait pu prendre part aux opérations prévues pour 1919. Sorte de force aérienne tactique avant la lettre, la DAé ne doit cependant pas être prise pour ce qu'elle n'est pas. Elle n'a été qu'un moyen de combat destiné à intervenir dans la bataille terrestre et n'a jamais constitué, dans l'esprit de ses créateurs, un instrument capable d'entreprendre des opérations à caractère stratégique, ni un moyen pour promouvoir l'indépendance de l'arme aérienne. Néanmoins, avec la création de cette entité opérationnelle, le Général Duval a ouvert, au sein de l'appareil militaire français, un débat fondamental. celui de l'équilibre entre aviation réservée et aviation organique. Ce débat s'est étendu sur tout l'entre-deux-guerres dans la plupart des pays modernes; en France, il a constitué un des fondements de l'antagonisme entre les partisans et les détracteurs de l'Armée de l'Air.

P.F.

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