LA CRÉATION DE LA POCHE DE CHÂTEAU-THIERRY ( 27Mai - 3 juin 1918 ).

Merci à la personne qui nous a transmis ce texte extrait de "La Guerre racontée par nos Généraux", édité par la Librairie Schwarz, en 1921

Texte du Maréchal Fayolle

LA POCHE DE CHÂTEAU-THIERRY

Le 27 mai, au nord de l'Aisne, le front français s'étendait, de l'ouest à l'est, de Noyon à Berry-au-Bac, en suivant le cours de l'Ailette, depuis son confluent avec l'Oise jusqu'au nord de Craonne ; il englobait cette dernière ville, puis franchissant l'Aisne à Berry-au-Bac, il s'infléchissait vers le sud dans la direction de Reims.

Il était tenu par la VIe armée (Duchêne) avec 10 divisions en première ligne réparties entre trois corps d'armée : 30e à gauche, 11e au centre et 9e corps britannique, plus la 45e division française, à droite.

En arrière, en réserve, se trouvaient quatre divisions.

A la gauche de la VIe armée était la IIIe (Humbert) ; liaison à l'est de Noyon.

A sa droite s'étendait la IVe armée (Gouraud); liaison au nord de Reims.

Cette partie de notre front était très faiblement occupée, parce qu'on la considérait comme naturellement forte et facile à défendre, et qu'il ne paraissait pas probable que l'ennemi l'attaquât.

On se rappelle que la Ve armée en avait été retirée au moment de l'offensive allemande de mars pour être transportée et mise en réserve dans la région de Beauvais ; son front avait été réparti entre les IVe et VIe armées. Les divisions qui l'occupaient en première ligne, le 27 mai, s'allongeaient sur de grandes étendues, atteignant jusqu'à 10 kilomètres, 12 même pour quelques-unes.

En outre, la plupart étaient fatiguées et en voie de reconstitution, à la suite des pertes subies par elles dans les batailles de mars et d'avril. C'était le cas des divisions britanniques aussi bien que des divisions françaises.

Cette faible capacité de résistance suffirait déjà à expliquer, sans faire intervenir la disproportion des forces, que l'attaque allemande ait pu rompre du premier effort le front de la VIe armée et progresser rapidement au delà. Une division de trois régiments, étirée sur un espace de 10 kilomètres, est tout à fait hors d'état de résister à une attaque sérieuse, de grande étendue, procédant par infiltration.

Quant à tenir contre des forces massives, cinq ou six fois supérieures, le problème apparaît comme matériellement insoluble, quelles que soient la valeur du commandement et l'énergie des troupes.

A fortiori pour des divisions de deuxième ligne ayant à occuper des fronts de 20 kilomètres. La VIe armée française allait se trouver dans une situation encore bien plus difficile que celle à laquelle la Ve armée britannique (Cough) avait dû faire face, le 21 mars.

C'était la conséquence inéluctable de tous les prélèvements faits au cours des deux mois précédents pour venir au secours de nos alliés entre Oise et Somme d'abord, dans la poche du Kemmel ensuite.

En face de la VIe armée étaient les deux armées allemandes d'attaque :

A droite, la VIIe (von Boehm); A gauche, la Ire (von Below).

Le champ d'action de la VIIe armée s étendait de l'Oise à Berry-au-Bac ; celui de la Ire armée, de Berry-au-Bac à Reims.

Ces deux armées étaient sous les ordres du Kronprinz impérial ; elles comprenaient un total de 35 divisions.

Autant qu'on peut en juger d'après la répartition des forces, telle que les événements l'ont révélée, la masse principale d'attaque était au centre de l'armée Boehm, aiguillée suivant la direction Laon, Vailly; à sa gauche, l'armée von Below, débouchant entre Berry-au-Bac et Reims, devait faire tomber le saillant de Craonne par enveloppement.

On estime que les deux divisions françaises qui étaient en face de Laon, la 21e et la 22e, ont eu devant elles, la première, six divisions allemandes, la deuxième dix.

Elles ont été littéralement submergées et emportées comme le serait une faible barrière par un torrent débordé.

 

RUPTURE DU FRONT FRANÇAIS SUR 60 KILOMETRES (27 Mai)

 

La préparation par l'artillerie commença dans la nuit du 26 au 27, à 1 heure du matin. On a évalué à 4.000 le nombre des pièces qui y prirent part ; nous n'en avions pas nous-mêmes le quart de ce chiffre en ligne.

Elle s'étendait en largeur sur un front de 60 kilomètres, des environs de Coucy-le-Château jusqu'aux abords de Reims, laissant ainsi de côté l'extrême gauche de la VIe armée.

Comme toujours, elle comportait un très large emploi d'obus toxiques. Une de ses caractéristiques fut sa grande profondeur ; non seulement elle couvrait toute la première position et le Chemin des Dames, mais des batteries tiraient jusqu'à 10 kilomètres en arrière sur les ponts de l'Aisne.

Elle ne fut pas très longue et, vers 3 h.30, l'infanterie allemande se jetait à l'attaque. Il arriva alors ce qui s'était déjà produit le 21 mars et le 9 avril. Aux trois quarts annihilés par les gaz empoisonnés, tournés, encerclés même par les assaillants qui se glissent par tous les couloirs du terrain, les groupes séparés de nos régiments sont réduits à l'impuissance ; les Allemands gravissent les pentes escarpées de la rive gauche de l'Ailette, débordent sur le plateau entre Ailette et Aisne et, à 10 heures, ils atteignent cette dernière rivière entre Chavonne et Berry-au-Bac.

Les divisions de réserve ont été portées en avant sur leurs positions de défense, mais elles n'ont pas le temps de tenir tous les ponts ; en outre, certaines fractions se sont lancées en avant au delà de la rivière, en soutien des troupes de première ligne et elles sont entraînées dans la débâcle. L'ennemi trouve ainsi des points de passage libres ; il franchit l'Aisne et, le soir, arrive jusqu'à la Vesle, dans la région de Bazoches.

La nuit ralentit à peine sa progression.

 

L'AVANCE ALLEMANDE ATTEINT PLUS DE 20 KILOMÈTRES ( 28 Mai)

 

Le lendemain 28, elle reprend avec une nouvelle vigueur ; à droite, Fismes, débordé par l'ouest et l'est, tombe ; à gauche, la marche de l'ennemi est moins rapide, cependant il arrive devant Soissons qui sera abandonné le lendemain.

Le soir du 28, son front passe par Loeuilly, Terny, Soissons, Venizel, Cuisy-Housse, Chéry, Courville, Brancourt, Chenay, Courcy, formant déjà une vaste poche.

Le succès a certainement dépassé les espérances des Allemands.

Ils ont rompu notre front sur une étendue de 60 kilomètres et i1s se sont enfoncés à l'intérieur de nos positions sur une profondeur de plus de 20 kilomètres. En 48 heures, ils ont enlevé le rempart des falaises de l'Ailette, traversé les défenses du plateau du Chemin des Dames, franchi la barrière de l'Aisne et dépassé celle de la Vesle.

Rien ne peut les arrêter désormais jusqu'à la Marne. Ils ont fait des prisonniers par milliers et se sont emparés d'un énorme butin, car, en arrière de cette partie du front, de nombreux établissements avaient été créés, au cours de notre offensive de 1917, et il s'y trouvait des dépôts et approvisionnements de toutes sortes.

Les pertes subies par leurs troupes sont faibles et ils vont se jeter avec d'autant plus de confiance à la poursuite des débris de notre VIe armée.

Mais le commandement français va, une fois de plus, jouer de ses réserves sans perdre une minute.

La situation est plus favorable qu'en mars; ces réserves peuvent, en effet, venir de l'ouest et de l'est : deux courants au lieu d'un.

Déjà, dès le 27 et le 28, toutes les divisions en réserve générale, soit du côté du G. A. R., soit du côté du G. A. N., ont été amenées au secours de la VIe armée, à droite et à gauche.

Le plan du général en chef est aussi simple que judicieux : jeter les divisions de renfort en avant de la ruée allemande ne peut conduire à rien ; elles seront emportées dans la catastrophe. De ces réserves, il formera deux masses : celle de gauche s'établira tout d'abord entre Aisne et Ourcq, en avant de

la forêt de Villers-Cotterêts, de Soissons à Neuilly-St-Front, cherchant la liaison entre Noyon et Soissons avec l'armée voisine, la IIIe ; celle de droite viendra se former au sud de Reims, entre Vesle et Marne, se liant avec la IVe armée.

Peu importe que l'ennemi progresse vers la Marne s'il est contenu sur les flancs, plus il s'avancera vers le sud, plus sa situation deviendra délicate et dangereuse.

Le général Pétain a, en outre, demandé que les Ve et Xe armées, qui sont derrière les Britanniques, lui soient rendues et le général Foch y consentira dés qu'il sera sûr que l'attaque allemande sur l'Aisne n'est pas une simple diversion et que l'offensive ennemie ne reprend pas sur le front anglais.

La Ve armée (Micheler) viendra se former à droite, au sud de Reims, et la Xe armée (Maistre) à gauche, en avant de la forêt de Villers-Cotterêts.

Cela n'empêchera pas le commandement français de pousser, dès qu'il la pourra, des divisions sur la Marne, à Dormans et Château-Thierry, pour y constituer une ligne d'arrêt qui limitera définitivement, en se couvrant de l'obstacle de la rivière, les progrès de l'ennemi. Sur cette partie du nouveau front seront même envoyées des divisions britanniques et des divisions américaines.

C'est ainsi que successivement sont transportées :

Sur le flanc gauche de la poche :

La D. M., les 4e, 131e, 43e divisions;

Puis les 162e, 35e, 51e, 2e, 164e divisions;

Puis les 73e, 26e, 128e, 87e, 67e divisions ;

Et enfin les 47e , 48e, 153e, 11e divisions, le 2e corps de cavalerie et la 2e U. S.

Sur le flanc droit : Les 4e et 5e divisions de cavalerie, les 13e et 154e divisions;

Les 28e, 40e, 19e britanniques,120e, 20e et la 1re division d'infanterie coloniale;

Et enfin la 3e U.S ., les 167e, 133e, 8e divisions françaises.

Il est impossible de faire face avec plus d'activité et de méthode à la situation créée par la troisième offensive allemande.

 

LES ALLEMANDS ARRIVENT A FÈRE-EN-TARDENOIS (29 Mai)

 

L'ennemi a compris qu'il ne pouvait s'avancer ainsi sans couvrir ses flancs et élargir la poche, en même temps qu elle s'approfondirait.

Dans la journée du 29, il fait effort et du côté de Reims et du côté de Soissons.

Au nord de cette dernière ville, entre Aisne et Ailette, nous perdons les plateaux qui s'étendent au nord et au sud de Vizaponin. Craignant d'être tourné, le 30e corps abandonne l'Ailette et recule.

De ce côté, pour le soutenir et en même temps couvrir le flanc droit de la IIIe armée, le général commandant le G.A.R. a porté les seules réserves qui lui restent entre Noyon et Montdidier, les 39e et 15e divisions.

Au sud de Soissons, l'ennemi dépasse la Crise et se rapproche de la forêt de Villers-Cotterêts.

Sur l'autre flanc de la poche, à l'ouest de Reims, les progrès des Allemands sont contenus, car déjà la Ve armée a constitué son front de défense.

En revanche, au centre, le flot coule toujours et s'avance encore, le 29, d'une quinzaine de kilomètres vers la Marne ; nous perdons Fère-en-Tardenois.

A la fin de la journée, le front passe par Bétheny, la Neuvillette, Courcelles, Janvry, Goussancourt, Fresnes, Nanteuil, Grand-Rozoy, Hartennes, Barzy-le-Sec, Cuffies, Crécy-au-Mont.

 

LES ALLEMANDS SONT SUR LA MARNE (30 Mai)

 

Le 30, la tactique de l'ennemi reste la même : attaques à droite et à gauche pour refouler les pressions qu'il commence à sentir sur ses flancs, et au centre course à la Marne.

Il atteint enfin cette rivière, à l'est de Château-Thierry, de Brasles à Jaulgonne, sans pouvoir d'ailleurs la franchir.

En quatre jours, il s'est enfoncé de 60 kilomètres à l'intérieur du front français rompu sur l'Ailette ! Jamais encore ses progrès n'avaient été aussi rapides et on se représente facilement son état d'esprit ; sans doute il a cru qu'il touchait enfin à la décision et tenait la victoire.

Ce même jour, sur sa droite, il a encore progressé de quelques kilomètres au nord de l'Aisne; au sud de la rivière, il a gagné du terrain du côté de la forêt de Villers-Cotterêts et s'est avancé jusqu'à Chaudun ; plus au sud encore, il a enlevé Oulchy-le-Château.

Sur sa gauche, il a fait peu de progrès, cependant il a atteint Ville-en-Tardenois.

A 1a fin de la journée le front passe par Chaudun, Vierzy, Rozet-Saint-Albin, Brécy, Bézu-Saint-Germain ; il suit la Marne , de l'est de Château-Thierry jusqu'à Verneuil, et remonte de là vers Reims par Vandières et Ville-en-Tardenois.

Le 31, les contre-attaques commencent à se produire de notre côté. Au sud de Soissons, nous reprenons Chaudun et refoulons l'ennemi jusque sur la Crise ; mais, plus au sud, il parvient à s'avancer encore jusqu'à Neuilly-Saint-Front, en gagnant du terrain de part et d'autre de la vallée de l'Ourcq, en direction de la Ferté-Milon.

Du côté de Reims, il fait également quelques progrès le long de la vallée de l'Ardre, vers la montagne de Reims.

LE PLAN D'EXPLOITATION ALLEMAND

 

A partir du 1er juin, il semble bien que les Allemands, dont la préoccupation principale, presque exclusive, depuis le 27 mai, avait été de pousser droit sur la Marne, aient fait un plan d'exploitation.

Autant qu'on puisse en juger d'après le développement des opérations entre le 1er et le 5 juin, ce plan était le suivant :

A l'est, encercler et faire tomber la ville de Reims ; au sud, franchir la Marne et constituer sur la rive gauche des têtes de pont, en vue d'opérations ultérieures ; à l'ouest, faire effort sur tout le front entre Oise et Marne : au nord, en direction de Compiègne, au centre, sur Villers-Cotterêts, au sud, en direction de Crouy-sur-Ourcq.

Si ce plan était tel, il était certainement mauvais, car il consistait à attaquer partout, au lieu de concentrer tous les moyens disponibles en face d'une seule région, la plus intéressante, celle de l'ouest. C'était la dissémination des efforts organisés et par conséquent l'insuccès assuré.

Que convenait-il de faire ?

A l'est, se contenter de masquer Reims, au lieu de l'attaquer; et faire barrage entre Vesle et Marne, où l'on se trouvait, sans plus ;

Au sud, se couvrir de la Marne sans chercher à la dépasser ;

A l'ouest, supprimer les attaques au nord de l'Aisne, en direction de Compiègne, et faire porter tous les efforts offensifs sur la forêt de Villers-Cotterêts en la masquant de front, tandis qu'on la manœuvrerait au nord par Coeuvres et Taillefontaine, au sud par Troesnes, la Ferté~Milon et Betz.

Au moins un tel plan eût-il été rationnel. Remarquons, de suite, qu'au 1er juin il était déjà trop tard pour entreprendre pareille manœuvre ; entamée dés le 29, elle avait de grandes chances de succès ; dans les premiers jours de juin nous étions déjà en état de l'arrêter.

La Xe armée (Maistre) se formait, en effet, entre la IIIe et les débris de la VIe, en avant de la forêt de Villers-Cotterêts, de même que quelques jours auparavant, la Ve (Micheler) s'était groupée autour de Reims.

ARRÊT DE L'OFFENSIVE ALLEMANDE (1er Juin)

 

Quoi qu'il en soit, le 1er juin, l'attaque à l'est, attaque qui s'étendit depuis le fort de la Pompelle jusqu'à Violaines, par Vrigny et Méry, vint se briser contre les lignes de défense de Reims et ne donna qu'un gain de terrain insignifiant au delà de Ville-en-Tardenois; l'armée Micheler avait tenu victorieusement sur l'ensemble de ses positions.

Ce même jour, au sud, les tentatives de franchissement de la Marne n'eurent pas plus de succès; les troupes allemandes qui parvinrent à aborder la rive gauche furent prises ou jetées à l'eau.

A la suite de ces insuccès, les attaques ne furent pas sérieusement reprises dans ces deux directions et le front se stabilisa, tant du côté de Reims que sur la Marne.

Au contraire, à l'ouest, l'action offensive se poursuivit pendant plusieurs jours, très violente mais décousue, au sud-ouest de Soissons d'abord, dans la région de Saconin, Chaudun, puis en avant de la forêt de Villers-Cotterêts, sur le front Saint-Pierre-Aigle, Vertefeuille, Longpont, Corcy.

Partout l'armée Maistre réussit à contenir l'ennemi et bientôt la bataille s'arrêtait également de ce côté.

La troisième offensive des Allemands avait échoué comme les deux précédentes et i1s se trouvaient enfermés dans une nouvelle poche, encore plus dangereuse que les deux premières parce que plus étroite.

La situation n'en restait pas moins fort critique pour nous. Nous avions subi de grosses pertes, en prisonniers, en tués et en blessés; nous avions perdu une énorme quantité de matériel ; notre front s'était encore étendu de plus de 50 kilomètres, ce qui faisait 150 avec la poche de Montdidier ; la voie ferrée Paris-Nancy, qui mettait la gauche et la droite du front français en communication directe, était coupée; enfin, nos réserves étaient à peu près épuisées, si bien que le général Pétain signalait, le 4 juin, au général Foch qu'après avoir engagé en dix jours, au sud de l'Aisne, 35 divisions d'infanterie et 6 divisions de cavalerie, il ne lui restait plus, comme forces disponibles, que 3 divisions derrière le G. A. E., 5 derrière le G. A. N. et 6 derrière le G. A. R. Fort heureusement pour nous, la situation des Allemands n'était guère plus brillante. Eux aussi avaient été très éprouvés et avaient subi des pertes ; pour eux aussi le front s'était étendu; non seulement leurs réserves étaient en grande partie dépensées, mais dans les trois poches qu'avaient créées leurs trois offensives malheureuses, leur situation restait terriblement délicate.

 

BUT DE L'OFFENSIVE ALLEMANDE SUR CHÂTEAU-THIERRY

 

Ici encore on s'est demandé, comme pour le Kemmel, quel était exactement le but de l'offensive en direction de Château-Thierry.

On ne le saura que plus tard, quand les Allemands auront livré leurs secrets.

En attendant, plusieurs hypothèses ont été émises. Les uns ont pensé qu'au début de cette troisième offensive, dans la pensée des Allemands, il ne s'agissait encore que d'une démonstration en vue de nous obliger à ramener en Champagne les forces françaises qui avaient été transportées sur le front britannique et à faciliter ainsi la reprise des opérations soit sur la Somme, soit entre la Lys et l'Yser ; que l'idée première n'était pas du tout de pousser sur la Marne et que, sur la Vesle comme sur la Lys, les premiers succès obtenus, dépassant toute espérance, avaient entraîné les Allemands à modifier leur plan primitif et à poursuivre la victoire là où il paraissait désormais possible de la saisir de suite.

Peut~être, quoique ce système de diversions, de démonstrations à droite, à gauche, apparaisse comme bien compliqué et difficile à justifier.

Remarquons, en effet, que dans cette hypothèse, pour qu'une diversion en Champagne produise l'effet qu'on en attend, la lutte devra se prolonger pendant plusieurs jours, une semaine au moins ; il faudra, en effet, ce temps pour dériver de ce côté les réserves françaises qui ont été envoyées sur le front anglais. Retirer des divisions de la ligne de combat, les mettre en camions ou en chemin de fer, les transporter sur un autre théâtre d'opérations avec leur artillerie et leurs services, cela ne se fait pas en 24 ou 48 heures.

Donc, la démonstration devra durer plusieurs jours et, pour qu'elle produise son plein effet, si l'on veut que l'adversaire s'y trompe, qu'il fasse le jeu, il faudra qu'elle soit effective, c'est-à-dire qu'il sera nécessaire d'attaquer ferme et à fond.

Mais alors, cela fera deux batailles, et même trois, au lieu d'une : celle de Champagne, celle d'Amiens et celle de la Lys ; les efforts seront divergents au lieu de rester convergents ! C'est la négation de toute bonne stratégie.

Non, cette idée de démonstrations, de batailles secondaires livrées de part et d'autre de la bataille principale, ne paraît pas admissible et on ne saurait la prêter aux Allemands.

Combien il est plus simple d'admettre qu'après leur échec sur la droite anglaise, entre Oise et Somme, ils se sont jetés sur la gauche, qu'ils avaient le droit d'estimer dégarnie et faiblement occupée, et toujours dans le but d'arriver jusqu'à la mer.

Ayant échoué sur la Lys comme sur la Somme , ils ont repris leur tentative de percée sur le front français, et c'est pourquoi la plupart des écrivains qui ont retracé la bataille du 27 mai ont admis que le but des Allemands, dans leur attaque sur l'Ailette, était tout simplement de rompre ; notre front, de séparer nos forces en deux tronçons et de s'ouvrir le chemin de Paris. Soit, et là est sans doute la vérité, mais alors il faut reconnaître qu'ils ont bien mal manœuvré.

Faire la brèche n'est, en effet, qu'un commencement ; le chemin est ouvert, il faut y passer et aller chercher la bataille quelque part.

Sur la Marne ? mais ce n'est pas là que sont les forces françaises ; elles sont à droite et à gauche de la brèche qui vient d'être ouverte.

La marche vers la Marne était donc une erreur ; elle menait au vide.

Peut-être les Allemands ont-ils pensé que, pris de panique, nous allions, abandonnant de nous-mêmes le front, reculer pour ne pas être tournés, comme cela s'était produit à Caporetto.

Autre erreur, qui repose sur une idée préconçue, et pauvre idée que celle qui fait fond sur la faiblesse de l'adversaire.

D'ailleurs, la défaite de Caporetto n'a pas terminé la guerre sur le front italien ; ce front s'est reconstitué sur le Grappa et le Piave.

En mai 1918, nous n'étions pas dans la guerre de mouvement, mais dans une situation de guerre de siège. La France était investie sur une étendue de 700 kilomètres, de la Suisse à la mer du Nord. Ce n'est pas parce que, sur cet immense espace, on a fait une brèche de 60 kilomètres que la place - en l'espèce, la place c'est le pays tout entier-va être réduite.

Rien n'est fait tant que les armées adverses ne sont pas battues et, dans le cas présent, deux corps alliés seulement se trouvent hors de cause, le 11e français et le 9e britannique.

Il fallait donc, la brèche faite, chercher l'ennemi et, pour cela, se rabattre à droite ou à gauche et non pas marcher vers la Marne.

Après cette première erreur de courir droit au sud, dans le vide, avec la masse de manœuvre, les Allemands en ont commis deux autres.

La première a été, pour élargir la brèche et couvrir leurs flancs, d'agir à la fois avec une égale vigueur aussi bien du côté de Reims que de Soissons, c 'est à dire qu'ils se sont divisés pour livrer deux batailles égales et distinctes, dos à dos. C'est encore la division des forces.

La deuxième a été de livrer ces deux batailles avec des moyens insuffisants, précisément parce que la masse d'attaque avait été follement et inutilement dépensée en direction de la Marne.

Sans doute ils ont pris la détermination, à partir du 1er juin, de faire porter leur effort principal à l'ouest, mais il était trop tard ; toutes les réserves françaises étaient à cette date en mouvement et cette attaque à l'ouest, en direction de Paris, la vraie, la seule qui pût produire de grands résultats, n'avait à sa disposition qu'un nombre tout à fait insuffisant de divisions fraîches, trois, dit-on; tout le reste avait été dépensé sans but précis, pour rien, pour le communiqué.

Ce n'est pas le 3 juin qu'il fallait marcher et attaquer ferme en direction de Villers-Cotterêts, mais dés le 29 mai, c'est-à-dire cinq jours plus tôt, et y aller avec toute la masse de manœuvre intacte.

On a estimé que cette masse comprenait de 15 à 20 divisions.

Au lieu de la jeter vers Château-Thierry et Dormans en la dépensant en route, les Allemands devaient, une fois la Vesle franchie, faire pivoter cette masse sur sa droite et venir, par le sud de Soissons, attaquer en vitesse, sens perdre une minute, sur la forêt de Villers-Cotterêts, la faire tomber en manœuvrant par les couloirs du nord et du sud, marcher ensuite, toujours en vitesse, par le sud de la forêt de Compiègne, de façon à arriver dans les arrières de la IIIe armée (Humbert). Cette dernière, attaquée de front, prise à revers, se fût trouvée dans une situation redoutable ; elle était obligée de se dégager et, du coup, la brèche produite dans le front français s'élargissait de plus du double ; elle allait de Reims à Montdidier.

RÉSULAT DES TROIS OFFENSIVES ALLEMANDES

 

Qu'eût donné cette manœuvre en face des troupes françaises, maniées par un commandant habile ? On ne peut le dire, mais du moins était-elle logique.

On ne peut pourtant pas faire une poche dans le seul but de venir s'y enfermer ! Il faut évidemment avoir une idée de manœuvre ; or, cette idée ne peut viser que l'ennemi et non une ville ou un fleuve.

L'ennemi étant à droite et à gauche, force est bien d'aller, non en avant où il n'y a rien, mais à droite ou à gauche, et dans le cas présent, c'était évidemment à l'ouest qu'il convenait de marcher, en prenant à revers la partie du front français non encore ébranlée.

Tout ceci démontre, soit dit en passant, l'erreur dans laquelle tombaient ceux qui parlaient toujours de percée et réclamaient des attaques poussées à fond, sans limitation aucune, droit devant elles, même quand il s'agissait d'attaquer sur des fronts très étroits.

La vérité est qu'une percée qui a pour but de conduire à des résultats décisifs,

est une opération des plus difficiles. Elle exige énormément de monde, d'abord parce que, pour qu'elle ait des chances de succès, il est nécessaire qu'elle soit ; pratiquée sur un front de 60 à 100 kilomètres ; ensuite, parce qu'il y faut une masse de manœuvre aussi forte que possible; cette masse aura, en effet, à se couvrir sur ses derrières et son flanc extérieur, quand elle se rabattra à droite ou à gauche.

Attaquer sans limite sur des fronts étroits conduit fatalement, non seulement à la poche, mais à la " hernie ". Combien notre commandement français a été sage en ne prescrivant que des attaques à objectifs limités, tant qu'il n'a pas eu à sa disposition les forces d'exploitation nécessaires !

Pour en revenir aux Allemands, il n'est pas douteux que, dans cette fameuse poche de Château-Thierry, ils n'aient très mal manœuvré.

La rupture du front a été admirablement préparée, la brèche a été pratiquée magistralement, mais ils n'ont pas su profiter de leur premier succès pour en faire sortir la victoire.

Il ne semble pas qu'au point de vue stratégique les opérations aient été mieux conduites dans l'ensemble.

Depuis le 21 mars, l'ennemi a engagé trois offensives successives, autrement dit livré trois grandes batailles, et toutes les trois, il les a perdues. Bien plus, il a perdu la plus grande partie de sa liberté, car il s'est enfoncé dans trois poches: celle de Montdidier, celle du Kemmel, celle de Château-Thierry.

On peut se demander ce qui serait arrivé si, au lieu de disséminer ses efforts dans le temps et l'espace, il les eût réunis dans une opération d'ensemble.

Supposons qu'aux premiers jours de mai il ait attaqué : d'une part, comme il l'a fait en mars, entre Cambrai et la Fère, en direction d'Amiens, Montdidier, contre la droite anglaise, front 70 kilomètres ; d'autre part, comme il l'a fait à la fin de mai, entre Laon et Reims, en direction de Soissons, Villers-Cotterêts, contre la gauche française, front 60 kilomètres.

Etait-ce possible ? Oui, sans doute, puisque les deux champs de bataille se trouvaient également aménagés et que les Allemands disposaient, nous l'avons vu, au 21 mars, de 80 divisions de réserve, avec une artillerie suffisante, et que ce nombre de divisions s'était encore augmenté, en avril, de nouvelles divisions ramenées de Russie.

Que serait-il arrivé ? Probablement ce qui s'est passé. Le front eût été enfoncé, comme il l'a été, des deux côtés. Seulement la brèche se produisait sur une étendue énorme, de Cambrai à Reims, soit 150 kilomètres environ, car la partie du front négligée, entre la Fère et Laon, se trouvait englobée dans le désastre.

En tout cas, nous ne pouvions plus venir au secours des Anglais et la séparation était acquise, ce qui était le but principal et essentiel.

Quand on a la prétention d'entreprendre une opération décisive, susceptible d'amener la fin de la guerre, il ne sert de rien de faire des économies et d'égrener dans le temps et l'espace les batailles. Mieux vaut tout jouer sur une seule carte, d'un coup.

Napoléon n'eût certes pas fait autrement.

Il n'est pas sans intérêt de constater les erreurs stratégiques et tactiques des Allemands.

Nous avait-on assez rebattu les oreilles, avant la guerre, de leur supériorité dans l'un et l'autre domaine.

Elle est apparue, dans la réalité, faite de plus de force matérielle et brutale que d'intelligence, et une fois de plus l'esprit français a eu le dessus.

En fin de compte, les trois offensives successives des Allemands les ont amenés à s'enfermer dans trois poches où leur situation est fort critique, puisqu'ils s'y trouvent enveloppés et exposés à des attaques convergentes.

Que faire ? La question se pose une fois de plus.

Il n'y a qu'un moyen de sortir de là, c'est de faire disparaître les deux poches les plus dangereuses, celles de Montdidier et de Château-Thierry, en faisant tomber le saillant de Compiègne qui les sépare.

C'est ce que l'ennemi, sentant le danger, va entreprendre sans attendre, dès le 9 juin.


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