LA 62ème DIVISION ENTRE L'OURCQ ET LA VESLE, 23 JUILLET - 14 SEPTEMBRE 1918

Monsieur Robert Trocmé a été mobilisé du 4 août 1914 au 15 juillet 1919. Il est caporal en 1914, capitaine en juillet 1916. En 1918 il sert dans la 62ème D.I. il est l'Officier Adjoint du Colonel Colin qui commande l'I.D., Infanterie Divisionnaire.

Une grande nouvelle

Juillet 1918

Je me trouve à Paris, en permission, quand les journaux nous annoncent une nouvelle offensive allemande de grand style sur le front de Champagne (Armée Gouraud). Seulement, cette fois, on se rend compte que, contrairement à leur succès spectaculaire de Juin, ils viennent d'essuyer un échec total. Bien mieux, dès le 18 Juillet, c'est nous qui contre-attaquons dans la région de Villers-Cotterêts victorieusement.

Quand je repars, au terme de ma permission, pour rejoindre la 62ème division, celle-ci n'est déjà plus dans les Vosges, mais vient d'être ramenée vers la région parisienne, évidemment pour participer à l'offensive. C'est aux confins de l'Oise et de l'Aisne, Nanteuil-le-Haudouin, que je la retrouve (N.B. - C'est le 22 Juillet, dans la soirée, que je rejoins mon poste à l'I.D. : dixit général Colin !).

Fini maintenant, le pessimisme angoissant des dernières semaines de Saint-Dié : la victoire est partout dans l'air qu'on respire !

23 juillet 1918

Désormais, et jusqu'au 11 Novembre, 1' offensive des armées alliées va se poursuivre selon la méthode de Foch et avec les moyens dont il dispose enfin: sans un seul arrêt, et sans jamais - laisser aux Allemands le temps de souffler. Elle ne se calmera momentanément sur un point que pour mieux se rallumer sur un autre. Notre division va donc y prendre part : comme toutes les autres, elle ne restera en ligne que tant qu'elle conservera une valeur offensive. Dès qu'elle commencera à s'essouffler, elle sera retirée du front, reposée (oh ! hâtivement) et recomplétée, puis ramenée à l'avant, comme un blessé léger qui, à peine sorti de l'hôpital, va rejoindre aussitôt son régiment

Nous allons être ainsi engagés, une première fois sur l'Ourcq, vers Fère-en-Tardenois, et sur la Vesle, vers Fismes (de fin Juillet au 5 Août): trois semaines de combats, 15 kilomètres d'avance.

Une seconde fois, entre la Vesle et l'Aisne (du 8 Septembre au 26 Octobre) : quatre semaines de combats, 10 kilomètres d'avance !

La troisième fois, au nord de Reims, de l'Aisne à la Meuse (du 26 Octobre au 11 Novembre): deux semaines de combats, 65 kilomètres d'avance !

Vers Fère-en-Tardenois

J'en reviens à Nanteuil-le-Haudoin, et à Fère-en-Tardenois, puisque c'est l'objectif qui va nous être assigné. Nous commençons par nous rapprocher peu à peu du front, en l'accompagnant dans son déplacement vers l'avant pour entrer finalement en ligne sur les collines qui bordent l'Ourcq au sud. La tâche de franchir la rivière ne sera pas aisée : ce n'est pas que la largeur forme un obstacle bien sérieux pour l'infanterie, mais les Allemands se cramponnent aux petits bois, aux villages, aux fermes qui parsèment la vallée, et certains de ces points d'appui devront être pris, puis perdus et repris plusieurs fois, avant d'être vraiment à nous.

Cela nous vaudra de faire connaissance avec le caractère impatient de notre nouveau Général de Division. Nous pourrons entendre un soir, les échos d'une scène violente qu'il fait à un chef de bataillon à qui il reproche d'avoir manqué d'énergie, (il tombai bien mal, d'ailleurs : c'était un des plus chics commandants de bataillon de toute la division). Le colonel Colin - qui est la discipline même - ne nous révélera pas ce qui s'y est dit. - Mais 1a légende veut que ce commandant ait répondu ce jour-là : "Si vous m'en donnez l'ordre, mon général, j'attaquerai à nouveau cette nuit; seulement j'attaquerai tout seul - Je ne veux pas faire tuer mes hommes pour une mission impossible"

Cela finit par s'apaiser : le sang-froid et la pondération du colonel Colin auront permis de mettre les choses au point. Il aura ainsi plus d'une fois, jusqu'à l'armistice, l'occasion de s'interposer entre les impatiences du général et les possibilités des combattants.

Un autre sujet de discussion toujours renouvelé avec le commandement de la Division sera le choix de l'emplacement de notre P.C. - Il faudrait, pour lui complaire, le porter presque en première ligne ! Le général Colin, dans ses mémoires, se borne à faire, à ce sujet la remarque suivante :

"J'ai toujours eu le courage de mes opinions, et ayant fait maintes reprises mes preuves dans la troupe, je ne peux être accusé de pusillanimité. "

ce qui en laisse deviner long...

30 Juillet 1918

"Mon colonel, j'ai fait un prisonnier"

Morceau par morceau, Fère est finalement tombée entièrement entre nos mains. Dans son désir passionné d'avance à tout prix le général Girard nous assigne bientôt, comme emplacement du P.C. de l'I.D. le centre de Fère (c'est un coin spécialement bombardé) comme si nous devions nous attendre à en déboucher incessamment. Malheureusement les Allemands ne se prêtent pas à son jeu, et se cramponnent vigoureusement aux abords immédiats de la petite ville, surtout en deux points dont le nom nous poursuivra d'ailleurs pendant plusieurs jours, "La ferme Cayenne" à droite et le "Bois Ovale" à gauche.

Nous nous trouvons donc, dans Fère désertée par ses habitants autant dire en première ligne, et bien en avant des P.C. de régiments. Si cela nous vaut d'être un peu à l'abri des remous de la Division, cela ne rend pas nos liaisons faciles. En outre, ainsi que je le fais remarquer au Colonel, nous y sommes à la merci d'une infiltration allemande dans Fère, puisque nous nous trouvons à la jonction de deux de nos bataillons, et qu'il n'y a pratiquement personne entre les Allemands et nous. Je ne peux pas m'empêcher d'ajouter que nous serions plus en sécurité si nous pouvions disposer au moins d'une section pour assurer la défense immédiat, de notre P.C. Il en convient sans peine et me charge de faire aussitôt le nécessaire. Je me mets donc en quête d'un abri à proximité pour y loger les hommes, et j'ai la chance de découvrir dans le voisinage une excellente cave aménagée par les Allemands en abri dortoir, avec couchettes et paillasses. Je vais aussitôt prendre l'aspirant qui commandera ce détachement pour lui montrer où il va pouvoir s'installer.

Au moment de descendre avec lui dans cette cave, je tombe en arrêt : au côté gauche de la voûte d'entrée, fixé a un anneau scellé dans la pierre, pendait, immobile, un lourd crochet de fer qui, en des temps meilleurs, assurait la fermeture du vantail. Voilà que, maintenant, ce crochet se balance lentement ! Comme je n'y ait pas touché, j'en suis certain, à ma précédente visite à la cave, c'est donc que quelqu'un d'autre vient, il n'y a qu'un instant, d'y pénétrer.

Nous armons aussitôt nos pistolets et entrons avec précautions : premier caveau, rien de suspect; deuxième caveau, de même; troisième caveau, là, je dois me retenir pour ne pas rire: de dessous l'extrémité d'une des paillasses, je peux voir dépasser deux grosses chaussures aux talons ferrés !

A peine en ai-je heurté la semelle du bout du canon de mon pistolet, en criant : "Wer da ? heraus !" (Qui est là ? Sortez ! ) que, à l'autre bout de la paillasse, je vois surgir deux mains implorantes tandis que, d'en dessous, nous parvient une voix étouffée : "Karmerad ! Nicht schiessen !" (ne tirez pas). Je fais lever en vitesse notre prisonnier : c'est un artilleur, qui n'a pas l'air bien belliqueux. Un rapide interrogatoire suffit à me convaincre qu'il est un isolé, oublié dans Fère et bien en peine pour en sortir.

Il ne reste plus qu'à ramener triomphalement ma capture au P.C. du colonel : avant de l'évacuer sur l'arrière, nous l'occupons encore quelques heures comme homme de corvée pour le nettoyage. Il est tellement zélé que nous l'aurions volontiers conservé comme homme de peine, voire comme ordonnance !

Une sorte de baptême du feu

Cette nuit-là, bombardement assez violent sur Fère, et particulièrement sur le centre où nous nous trouvons. Il faut aller nous mettre à l'abri dans la cave. Nous avions élu domicile dans la demeure d'un fabricant de chaussures; elle donne sur une cour encadrée par les bâtiments de ses magasins. Bientôt un obus y met 1e feu, et l'incendie, dont, bien sûr, personne n'a le temps de s'occuper, gagne de proche en proche vers notre abri, en contournant la cour.

L'idée de déménager au milieu de la nuit ne nous séduisant guère, nous nous contentons de mettre un planton en surveillance, avec mission de nous alerter seulement quand les flammes atteindront le toit au-dessus de nos têtes, et nous nous rendons paisiblement. Une fois ou deux, au cours de la nuit, je vais pourtant m'assurer, moi-même, que tout va bien. Quelle impression vraiment étrange que d'émerger de l'obscurité de ce dortoir paisible pour se trouver soudain en face d'un brasier, à quelques mètres à peine, en plein crépitement ! Il n'y a heureusement guère de vent, les progrès de l'incendie sont lents, et le jour viendra avant que les flammes nous obligent à déloger.

Cette fois, le colonel Colin trouve que l'expérience a assez. duré, et ramène le P.C. à un emplacement plus indiqué, à l'entrée sud de Fère. Chose curieuse, cette nuit était destinée à laisser dans mon subconscient une trace durable. Me voilà devenu, en quelque sorte, détecteur d'incendie: bien que je n'ai jamais eu l'odorat très fin, il suffira désormais d'une odeur de fumée, même légère, pou me tirer aussitôt du sommeil le plus profond, et m'alerter. (c'est ainsi, du moins, que je me l'explique !)

Au poste d'observation de Fère-en-Tardenois

Grimpé dans les combles d'une des maisons de Fère, j'assiste à l'assaut qui va être donné sur la colline toute proche (cote 184), qui, au nord, domine la ville. A la jumelle, le front me semble presque à portée de la main: je vois très bien les Allemands dans leurs petites tranchées au sommet de la colline; pas bien loin d'eux et plus près de moi, tapis à mi-pente, les nôtres, qui attendent l'heure H. Mais les adversaires ne peuvent pas s'apercevoir les uns les autres : le renflement du terrain en pente les en empêche. En consultant ma montre, je peux suivre avant l'heure H tous les préparatifs : je vois les officiers donner le signal préparatoire; je vois notre ligne s'ébranler à la minute prévue, gravir la pente. A peine sont-ils apparus aux yeux des Allemands que ceux-ci ouvrent un feu violent. Les nôtres sont d'abord cloués sur place, finalement obligés de rétrograder un peu.

Cela recommencera ainsi plusieurs fois sans plus de succès. Il est clair qu'à moins d'une violente préparation d'artillerie, jamais les nôtres ne pourront aborder la position ennemie. Du moins, est clair pour moi, d'ici. Le malheur est que ça ne l'est pas pour Division, qui continue à lancer des ordres d'attaque, trop précipités le plus souvent pour avoir même le temps de parvenir aux premières lignes avant l'heure H. L'attaque finit par avoir lieu quand même, mais alors à contretemps et sans être susceptible obtenir de résultat.

Moi, à ma lucarne, je suis réduit à rester spectateur impuissant, à voir de tout près se jouer ce drame où les acteurs meurent pour de bon, sans pouvoir leur crier : "Voyons ! c'est inutile d'avancer ! - Encore trois mètres de plus, et avant de les avoir aperçus, vous allez vous trouver en plein dans leur champ de tir ! - Mon rôle n'est pas d'agir, mon rôle n'est que de voir et de transmettre. Je trouve un peu plus difficile, chaque jour, d'y conserver mon impassibilité : j'ai encore trop l'âme d'un fantassin.

En passant par la ferme Cayenne

2 Août

A force de répéter des attaques sur les deux points d'appui de la résistance allemande au-delà de Fère, la ferme Cayenne et le Bois Ovale, nous avons fini par en rester maîtres. A ce moment, les Allemands décrochent brusquement devant nous. A nouveau nous respirons une atmosphère de victoire.

Il faudra maintenant avancer vite pour les rattraper, et nous assistons tout joyeux, du seuil de notre P.C., au passage de l'Ourcq par notre Artillerie.

Bientôt nous partons nous-mêmes, à pied, pour occuper un nouveau P.C. bien au-delà de Fère. Nous suivons à la file indienne le côté gauche de la route, et nous approchons de la ferme Cayenne, dont le nom peu engageant revenait si souvent, et si malencontreusement, dans nos compte rendus des journées précédentes.

Je remarque en avant de moi, dans la petite colonne que forme le détachement de l'I.D., un endroit où je vois un à-coup se produire. Celui qui passe là semble marquer une hésitation. se penche un peu, se redresse ensuite brusquement et hâte sa marche de nouveau. Encore quelques pas de plus et m'y voilà parvenu moi-même. J'aperçois alors, sur le côté du fossé, le corps d'un des nôtres, tué aux abords de la ferme. Son crâne fracassé est béant; on croit tout d'abord y apercevoir le cerveau à nu : mais non, cette matière blanchâtre est animée, elle semble palpiter faiblement, c'est un grouillement ...

Moi aussi, dès que j'ai compris, j'ai un brusque sursaut et je passe plus vite. Si aguerri soit-on, vraiment le spectacle de cette tête, qui nous est présentée comme une coupe débordant de vermine n'est pas tolérable.

Nous poursuivons notre chemin , mais le silence est brusquement tombé sur nous. Oui, nous avons la victoire, mais son prix, soudain, nous a fait horreur.

L'horloge du passage à niveau

Le lendemain, l'avance reprend. Je suis parti en liaison avec l'avant-garde. La progression est toujours rapide. Il a fallu remplacer les coureurs à pieds par des dragons à cheval pour transmettre les renseignements, et ils ont de la peine à aller assez vite. Nous suivons une ligne de chemin de fer et j'atteins une petite maison de garde-barrière. Il n'y reste plus d'habitants, mais il n'y a certainement pas bien longtemps qu'ils sont partis : tout le ménage est resté en place, comme si la gardienne allait revenir du village d'une minute à l'autre. Qu'il est émouvant, au milieu de cet abandon, d'entendre la grande pendule champenoise battre encore paisiblement la seconde ! Mais les Allemands ont laissé derrière eux tant de pièges et de détonateurs traîtreusement disposés que nous en sommes venus à hésiter avant de seulement soulever la poignée d'une porte. Aussi ce tic-tac solitaire, familier et rassurant tout d'abord, prend-il aujourd'hui, dans le grand silence environnant, un caractère de vague menace et d'hostilité sournoise.

Le temps manque pour s'assurer si 1' horloge ne recèle aucune mine. Nous préférons quitter la place rapidement, et poursuivre notre chemin vers l'avant.

Odeurs diverses

L'artillerie allemande, au cours de sa retraite par les vallonnements, y a perdu sous le feu de nos canons nombre de chevaux. Leurs cadavres, ballonnés comme des outres, les quatre pattes écartées et raides, répandent autour d'eux une odeur épaisse, écoeurante et "jaune", qui stagne dans les fonds et les rend vraiment intenables. Avec l'arsine, qui nous fait éternuer, l'hypérite aigrelette et perfide qui provoque une violente urticaire et peut vous rendre presque aveugle, cette fin de campagne est spécialement malodorante.

Il nous faut souvent avoir recours au masque à gaz. Moi qui n'ai pas encore retrouvé ma respiration normale, j'ai naturellement quelque peine à le supporter et cela me vaut, de la part de camarades sans pitié, une ironie que je trouve de très mauvais goût.

Un beau spectacle

6 Août

Nous avons atteint la Vesle; il s'agit maintenant de pousser au-delà. Dans notre secteur, une haute croupe boisée domine immédiatement la petite rivière. Sur la rive opposée, une grande prairie plate s'étend, sans offrir le moindre abri, jusqu'à une voie ferrée où les mitrailleuses allemandes ont pris position. Je suis, bien avant l'heure H, à l'observatoire avancé, dans le bois, au-dessus de la rivière. On y jouit d'une vue dominante sur tout le terrain d'attaque et je n'aurai aucune peine à donner des renseignements précis. Mais j'ai un peu le frisson en voyant ce terrible champ de tir que constitue la prairie, et que la vague d'attaque va devoir traverser bientôt.

La préparation d'artillerie sur la voie ferrée suit encore son cours, quand soudain, en fouillant à la jumelle le terrain, j'aperçois avec stupéfaction, juste au-dessous de moi, dans la prairie comme une rangée de grosses limaces bleutées qui s'avancent en rampant. Elles laissent, chacune derrière elle, dans l'herbe épaisse, des traces luisantes qui s'étirent lentement, mais obstinément vers le chemin de fer : ce sont les poilus de notre première vague qui n'ont pas attendu l'heure H, et qui profitent du bombardement pour se rapprocher le plus possible de l'objectif.

Ils s'aplatissent si bien dans l'herbe haute qu'ils doivent échapper encore aux regards de l'ennemi. Mais d'ici, de mon poste, ils sont aussi faciles à observer que des acteurs sur la scène pour un spectateur du 2ème balcon. Dans la jumelle, ils semblent à portée de la main. Il faut presque se retenir pour ne pas applaudir et leur crier "Bravo !". Je fais aussitôt chercher le colonel qui n'est pas loin, pour qu'il vienne prendre sa part du spectacle son admiration est égale à la mienne.

Nous le saurons le soir, c'est un aspirant, Mouton, qui a pris cette initiative. Il a réussi à amener sa section jusqu'à son objectif, presque sans perte, à sauter sur un ennemi qui ne s'y attendait pas, à s'emparer de la position et à y faire prisonnier, entre autres, l'officier qui la commandait !

P.C. de Mont Notre Dame

Nous sommes dans une très bonne creute (c'est le nom que portent dans cette région de l'Aisne, les anciennes grottes creusée dans le calcaire, autrefois habitations troglodytes). Son entrée s'ouvre vers l'arrière et elle devient pour nous un abri excellent.

Sur l'autre face de la colline, tournée vers l'ennemi, l'entrée d'une autre creute nous procure un très bon observatoire, mais un piètre abri, car on ne peut y parvenir , ou en ressortir, que par devant, et cette entrée est béante en face des observatoires et des batteries allemandes.

Voilà que le Général de Division nous arrive en visite. Comme il a toujours un peu la bougeotte, il veut aussitôt se faire conduire à l'observatoire. Quelle mauvaise idée ! C'est bien le dernier endroit pour aller faire du tourisme ! Naturellement, il y emmène le colonel Colin, et toute une petite suite d'officiers. J'ai ordre de ne pas les accompagner, et je reste à bavarder au P.C. avec un des amis de la Division, en pestant contre cette excursion qui a tant de chances de mal tourner.

Ca ne traînera guère : - Un quart d'heure plus tard, tout au plus, bombardement sur l'observatoire, et tout aussitôt, par téléphone, appel d'urgence pour les brancardiers. Il me semble comprendre que le colonel Colin est tué, ou gravement blessé ! Mon irritation devient de la fureur et je cours comme un fou jusqu'à l'observatoire où la fumée des explosions n'a pas encore eu le temps de ce dissiper. Heureusement, par une sorte de miracle, le colonel Colin n'a pas été touché. Le général non plus, d'ailleurs. Mais .tous les autres sont blessés, dont deux gravement. Comme les Allemands ont la bonne idée de ne pas recommencer leur tir, l'émotion se calme peu à peu.

Je constate seulement que la colère m'a rendu d'un seul coup mon souffle et donné des ailes, car, au sprint, j'étais arrivé bon premier !

Le 15 Août, la 62ème D.I. est relevée et part au repos. Nous jouissons béatement de cette accalmie.

Septembre 1918

Le lieutenant de Boury nous quitte. Il a été réclamé dans une autre Division par son ancien général. C'est un ami des bons et mauvais jours que nous voyons partir vraiment à regret. Je ne peux m'empêcher de lui en vouloir un peu, de rompre ainsi, avant la fin, l'unité de notre équipe qui me semblait quelque chose d'intangible. I1 est remplacé à l'I.D. par le capitaine Scholer, que le colonel Colin avait eu sous ses ordres précédemment.

Vers l'Aisne

Après trois semaines de repos, la Division remonte en ligne. La nouvelle offensive aura pour objectif de porter le front de la Vesle jusqu'à 1'Aisne, de Fismes vers Beaurieux.

7 Septembre

Le colonel nous a envoyés, Scholer et moi, reconnaître son futur P.C. et ses environs. Nous y découvrons une ancienne carrière dont les galeries souterraines feraient un magnifique abri. Nous y sommes attirés, assez loin de l'entrée, par un rayon de lumière : c'est une cheminée d'aération qui monte tout droit, révélant assez haut au-dessus de nos têtes un petit coin de ciel bleu. Où peut-elle donc déboucher ? Ce serait facile d'y aller voir, il y a dans un angle une échelle de fer qui parvient jusqu'au jour. Nous n'avons qu'a nous séparer : Scholer ressortira par l'entrée pendant que je remonterai par la cheminée.

Mauvaise inspiration ! La cheminée, large au départ, va en se rétrécissant; 1' échelle n'est donc pas verticale, mais renversée en arrière; au bout de quelques mètres d'ascension, je me sens à bout de souffle; je m'aperçois alors, un peu tard, qu'il est impossible de se reposer sur cette maudite échelle, puisque tout le poids du corps porte sur les bras seulement. Je force donc, mais elle est plus haute que je ne pensais. Me voilà tout à coup pris d'une belle rousse ! Il ne s'agit vraiment plus de lâcher prise !

Quand j 'atteins enfin le jour, je suis tout pantelant : je n'ai plus qu'à me laisser choir à côté de l'ouverture. Je mets peut-être dix minutes à reprendre haleine, jurant, mais un peu tard, qu'on ne n'y prendrait plus !

Bon voisinage avec les Américains

Succéder à des Américains dans un secteur amène quelque surprises, dont certaines ne manquent pas de pittoresque.

Je pars un matin pour piloter un de nos officiers et le familiariser avec le secteur. Le temps s'est mis à la pluie, ou tout au. moins à de fréquentes ondées. Mon compagnon me dit au départ : - Attendez-moi un instant, je prends mon imperméable, et je suis à vous :

- "Mais non, mon cher, dans ce secteur, c 'est tout à fait inutile"

- "Qu'est-ce que vous voulez dire ? "

- "Je veux dire qu'il est bien inutile de s'embarrasser d'un imperméable puisque les Américains en ont laissé partout : I1 est facile d'en trouver dans la plaine, en moyenne un tous les 300 mètres en tous sens ! Alors, ici, quand il se met à pleuvoir, on se baisse pour ramasser un trench-coat. Quand la pluie cesse, on 1e remet par terre. C'est on ne peut plus pratique"

Nous pourrons en effet, au cours de la matinée, suivre cette méthode sans aucune difficulté.

Un autre jour, c'est un capitaine américain qui me sert de guide. Tandis que nous parcourons la rue principale d'un village, un batterie allemande, en face de nous, commence un tir très désagréable qui prend la rue entièrement d'enfilade. L'Américain, sans se troubler, continue d'avancer, et j'en fais autant, un peu surpris quand même de son sang-froid que je commence par admirer, mais qui, bientôt, me semble excessif. Je réalise brusquement que, chez lui, ce n'est pas tant du courage qu'une inconscience totale du danger et que s'il connaît, sans doute, son secteur mieux que moi, c'est moi, par contre, qui connais la guerre bien mieux que lui. Aussi je renverse les rôles, et je n'ai plus qu'à lui dire, d'un ton catégorique : "You come with me" (venez avec moi) et à me jeter, suivi par mon guide, dans la première ruelle de coté, juste à temps, d'ailleurs, pour éviter une nouvelle rafale. Nous y trouvons par chance un abreuvoir à sec, qui nous convient très bien comme abri pour une courte pause, et, une fois le tir terminé, nous pouvons reprendre paisiblement notre route.

J'explique alors à mon guide la "règle du jeu" en cas de bombardement. Il m'écoute avec le plus grand intérêt : il ne se doutait pas qu'on pouvait observer les obus, connaître leurs habitudes, deviner leurs intentions, et qu'avec un peu d'adresse on arrivait à en esquiver le plus grand nombre. Il me remercie chaleureusement pour la leçon, et nous nous quittons très bons amis.

Il n'a fait que passer...

Je suis parti dès l'aube en liaison vers un P.C. de première ligne. J'avance d'un bon pas, au petit jour, seul, sur la route qui traverse un plateau dénudé. Bruit de moteur derrière moi: un avion - avion à croix noire -; il regagne ses lignes, presque en rase-mottes, en suivant la même route.

Rapide coup d'oeil aux environs : - rien pour s'abriter - couché, la cible serait tout aussi bonne, sinon meilleure. Je n'ai donc qu'à continuer mon chemin et à espérer ! L'avion m'a vite rattrapé; n'est guère qu'à une trentaine de mètres de hauteur. Il semble 'il va me frôler.

Il passe dédaigneusement au-dessus de ma tête, sans m'honorer d'une seule balle. Nos deux destinées auront, l'espace d'une seconde, fait route ensemble.

Glennes, mauvaise journée

14 Septembre 1918

Dans toute cette période, c'est la journée du 14 Septembre qui me laissera l'impression la plus forte et la plus pénible.

Notre objectif est ce jour-là le village de Glennes, sur le plateau. Avant l'aube nous partons en liaison, du Muraud et moi: lui auprès du 307, moi auprès du 279. Les deux P.C. sont dans le même village de Baslieux. Du Muraud n'a pas la partie belle : le lieutenant colonel Lemaître, au 307, est un saint homme sans doute, mais son esprit de sacrifice est bien déprimant pour son entourage. D'un ton de litanies, curieusement scandé, il commente les nouvelles qui lui parviennent : "Encore deux tués... et six blessés... en attendant... notre tour".

Je préfère de beaucoup l'atmosphère du P.C. du colonel Boisselet (279ème), qui n'a rien d'un mystique, et reste dans 1a tradition de la vieille infanterie. Mais la journée, qui commence par nous donner de grands espoirs, sera pourtant terriblement décevante.

Le bataillon Pérotel, du 279, peut, dès le début de l'attaque, nous envoyer des comptes rendus d'une progression presque trop rapide. Il gagne vite du terrain; bientôt je peux annoncer à l'I.D. qu'il s'est emparé de Glennes, puisqu'il a poussé au-delà. Mais, sa droite et à sa gauche, cela marche beaucoup moins bien. Il se trouve donc bientôt en flèche et doit supporter de vives contre-attaques, auxquelles il faut bientôt céder du terrain. Il réclame du renfort, et le colonel Colin donne aussitôt l'ordre au bataillon de soutien de se porter en avant. Mais la situation dans Glennes est plus en plus difficile.

J'ai trop présent à la mémoire le drame du bataillon Jacquinot, le 4 Septembre 1916, dans la Somme, pour ne pas saisir tout le danger de la situation d'une troupe mise en péril précisément par son allant et son succès. Bientôt, hélas, me parviendra la nouvelle de la mort du commandant Pérotel !

Mon rôle de simple transmetteur de comptes rendus a beau me mettre sur la conscience de faire parvenir aux combattants les renforts qu'ils réclament, il ne me laisse la possibilité d'aucune action personnelle dans ce sens. Au cours de toute cette longue journée, je devrai me borner à constater et à signaler la lenteur inexplicable, désespérante, (à mon sens, inexcusable) de la marche du bataillon de soutien. Je reste témoin impatient et désolé du drame qui se joue si près de moi, et je ne puis que faire passer à 1' I.D. les comptes rendus de l'effritement progressif de nos gains de la matinée.

Quand ce bataillon de soutien, après avoir mis sept ou huit heures pour parcourir deux ou trois kilomètres, sera enfin parvenu à pied d'oeuvre, ce sera pour apprendre que Glennes est entièrement reperdu, et son intervention inutile. N'était-ce pas, au fond, l'espoir secret de son commandant ?

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